Entre design et biologie avec Zoepolis : enquêter sur les mondes sensoriels des autres vivants
Contexte de l’atelier
Conçu et animé par Zoepolis…
L’atelier a eu lieu le jeudi 25 mai 2023 au sein de l’école d’été de la chaire Participations, Médiation, Transition citoyenne (au sein de laquelle je réalise actuellement ma thèse) à La Rochelle, auprès de non-designers. Il a été conçu puis animé par 4 membres du collectif Zoepolis : Laure Ancel, Marie Leroy, Nicolas Roesch et moi-même.
Le collectif Zoepolis, né en juin 2021, regroupe actuellement une cinquantaine de francophones autour de l’objectif suivant : décentrer le design en ouvrant des pistes pour prendre davantage en compte tous les vivants, humains comme non-humains. Le collectif réuni des profils variés (étudiants, professionnels et chercheurs) répartis dans différentes disciplines (art, design, biomimétisme…).
Une des missions du collectif est de créer des méthodes et des outils pour les designers et pour l’accompagnement d’autres acteurs. Dans l’atelier présenté ici, les participants ont pu tester rapidement trois outils permettant d’appréhender les expériences vécues d’autres vivants et de voir en quoi ces expériences se rejoignent.
… avec l’aide de représentants d’espèce
Habituellement, ces outils sont intégrés à un processus de conception plus large, intégrant une partie d’enquête des acteurs (ici des non-humains) avec des observations terrain, des interviews d’experts…
N’ayant pas le temps de mettre cette enquête en place lors de l’atelier, nous avons trouvé un moyen pour les participants d’obtenir “facilement” des informations sur les espèces sur lesquelles ils allaient enquêter en groupe : enquêter auprès des personnes référentes représentant ces espèces (presque comme un jeu de rôle).
- Lauriane Bergeon pour le zooplancton, le plancton animal (laboratoire LIENSs)
- Vincent Hamani pour les pétoncles, ces coquillages locaux (laboratoire LIENSs)
- Laura Patier pour les goélands, souvent confondus avec les mouettes (laboratoire LIENSs)
- Nina Colin pour les tamaris, des arbrisseaux de bord de mer (université de Strasbourg)
Déroulé de l’atelier
L’atelier a duré 2h et a accueilli une petite trentaine de participants, pour la plupart découvrant le design et le travail du collectif :
- Introduction sur les outils et le contexte du design (15 minutes)
- Test des trois outils en changeant à chaque fois de représentant d’espèce (1 heure)
- Mise en commun sur le dernier outil testé (30 minutes)
- Conclusion sur des exemples concrets d’application de ces outils et sur les perspectives envisagées (15 minutes)
Les 3 outils testés
Les trois outils testés sont des “canevas” ou “guides graphiques” permettant à leurs utilisateurs de :
- penser à certains points sur lesquels enquêter
- représenter graphiquement ou non, à leur façon, les résultats obtenus
- s’approprier davantage le contenu
Ce qui a amené le collectif à concevoir ces outils : la plupart des outils actuels des designers s’appuient sur la connaissance implicite que les concepteurs ont de leur propre espèce, sans chercher à revenir sur la compréhension du monde propre et des cycles des individus. Par exemple, en concevant une maison, un architecte ajoute spontanément des fenêtres (ou un éclairage intérieur) car lui-même aurait besoin de cet apport de lumière pour y voir et se déplacer dans sa conception. Nonobstant, il ne conscientise pas le fait d’avoir besoin de ces ondes lumineuses. Certains types de design — comme le design inclusif — requestionnent ces a priori au sein de l’espèce humaine. Néanmoins, il semble nécessaire de rendre encore davantage explicite cette part implicite du travail du designer afin de prendre en considération les différentes espèces de manière égalitaire.
Le collectif Zoepolis cherche donc à formaliser l’ensemble des critères pris en compte pour les humains en les explicitant pour éviter leur oubli lorsqu’on traite d’autres espèces. À terme, l’ambition de ce travail est d’offrir un outil complet — une « matrice » — permettant de représenter d’un seul tenant les critères explicites et implicites considérés par les designers (sociaux, techniques, comportementaux, sensoriels et temporels/cycliques) et de les appliquer à n’importe quel être. La pluridimensionnalité de cette matrice la rend complexe à appréhender d’un seul coup. C’est pourquoi nous avons fait le choix de commencer par nous occuper de chaque perspective séparément en découpant la matrice en sous-canevas thématiques tels que ceux proposédans cet atelier.
Les trois canevas choisis pour cet atelier correspondaient aux :
- Comportements
- Cycles et temporalités
- Monde sensoriel
À chaque fois, le cas de l’espèce humaine a d’abord été présenté, à titre d’exemple, avant que les équipes ne passent au remplissage du même canevas pour une autre espèce.
Pour en savoir plus : la méthode de conception et la théorie à l’origine de ces trois canevas avait été publiées dans les articles du colloque Intersections de design en 2022 : http://www.gds.umontreal.ca/idd/programme-2022-mardi/
Canevas “Comportements”
Le canevas Comportements permet aux participants de situer les lieux de vie de l’espèce auprès de laquelle ils enquêtent, ainsi que les comportements de celle-ci. Étant donné que les espèces représentées lors de cet atelier étaient reliées au littoral, nous avons adapté notre canevas habituel en ce sens.
Quelques exemples de questions posées au représentant de l’espèce en s’inspirant du canevas :
- Où habites-tu ?
- Où peux-tu te poser ?
- Comment te déplaces-tu ?
L’idée de ce canevas est de montrer que des designers (ou d’autres corps de métier) peuvent se saisir des caractéristiques propres aux comportements d’autres êtres. Se rendre compte de leurs mouvements, habitudes, ou lieux de vie peut aider à effectuer des compromis entre les espèces, comme dans le cas des parcs éoliens et des aigles (ci-dessous).
Canevas “Cycles et temporalités”
Le canevas Cycles permet aux particiants d’enquêter sur les cycles de vie et la perception du temps d’autres espèces. Ce canevas existe pour les trois types de cycles :
- Ultradien (une durée inférieure à 24–28 heures)
- Circadien (environ 24–28 heures)
- Infradien (une période supérieure à 24–28 heures)
Pour les besoins de l’atelier, nous n’avons conservé que les cycles circadiens et infradiens.
Quelques exemples de questions posées au représentant de l’espèce en s’inspirant du canevas :
- Combien de temps et quand dors-tu ?
- Changes-tu de forme/d’état durant ta vie ?
- Quand te reproduis-tu ?
- Y a-t-il des saisons que tu préfères et pourquoi ?
Tout comme les humains, chaque espèce et individu s’inscrit dans des rythmes et des temporalités qui peuvent être relatifs à sa culture, son mode de vie, un moment précis de son existence ou encore son état de santé. Ces cycles se trouvent dans les scénarios d’observation et d’usages mais demeurent généralement impensés. En effet, les recherches sur les temporalités biologiques des humains restent marginales et les cycles anthropiens sont souvent inclus spontanément dans la conception par les designers qui ressentent et sont globalement soumis aux mêmes que leurs utilisateurs. Ces questions de cycles — déjà peu pensées pour les humains — sont encore moins explorées concernant les autres vivants, d’où la création de ce canevas.
Tout être vivant est soumis à des cycles. Par exemple, avant de concevoir pour et avec eux, il est essentiel de comprendre que certains insectes peuvent passer jusqu’à huit ans en tant que larves dans du bois mort, contre quelques mois sous leur forme adulte… Ou encore, que la lumière (notamment des lampadaires, ci-dessous) impacte fortement les cycles de tous les vivants : retardement de la tombée des feuilles des feuillus, déréglement des cycles de sommeil et de chasse…
Canevas “Monde sensoriel”
Ce dernier canevas est peut-être celui qui est le plus complexes (bien que simplifié pour cet atelier) et qui véhicule le plus la notion d’“expérience vécue” des autres vivants. L’objectif est de s’attarder sur toutes les perceptions (au-delà des cinq sens humains) des autres espèces (connues ou supposées). Par exemple, leur sensabilité :
- à la température
- aux ondes lumineuses
- aux ondes électomagnétiques
- au sel…
Insight : nous avons fait le choix de finir par ce canevas car il est plus complexe à apréhender que les autres. En général, c’est également celui qui provoque le plus d’étonnement et d’émerveillement. C’est pourquoi nous avons également choisi de réaliser la phase de mise en commun à la fin de l’atelier autour de ce canevas.
Quelques exemples de questions posées au représentant de l’espèce en s’inspirant du canevas :
- Quelles couleurs perçois-tu ?
- Comment réagis-tu a ce stimulus ? Et par quel organe le perçois-tu ?
- Quels sont tes repères pour te déplacer/chercher ta nourriture/échapper au danger ?
L’idée de “monde sensoriel” se rapproche de la notion de “monde propre” ou Umwelt, définit par Von Uexküll. Les designers ne conscientisent généralement pas celui-ci car ils partagent un monde sensoriel très proche de celui de leurs utilisateurs finaux habituels : des humains… D’où l’importance de cet outil pour prendre en compte ces impensés et au-delà des 5 sens humains : par exemple, certaines plantes possèdent 24 sens.
Par ailleurs, il s’agit non seulement de comprendre ce que les êtres perçoivent, mais aussi de comprendre ce qui fait sens pour eux dans leur monde sensoriel, comme cela a commencé à être exploré en bio et zoo-sémiotique. Par exemple, bien que les chiens perçoivent certaines parties du spectre lumineux, ce qui fait le plus sens pour eux reste leur odorat.
Quel(s) monde(s) commun(s) ?
Pour conclure l’atelier et mettre en commun les informations récoltées sur chaque espèce, nous avons pris l’exemple de certaines parties du canevas Monde sensoriel. L’objectif était de montrer la dynamique de cette phase, sans l’accomplir entièrement par manque de temps.
Quelques exemples des outcomes de cette démarche :
- Les pétoncles, les goélands et les zooplanctons sont sensibles aux métaux, dont les particules se retrouvent en de plus en plus grandes quantités dans leur milieu de vie marin… On voit donc ici un axe à surveiller et/ou à améliorer pour ces trois espèces à la fois.
- Les goélands et les tamaris perçoivent les ondes lumineuses correspondant au bleu pour l’humain. Pour signaler quelque chose à ces deux espèces à la fois, le bleu pourrait donc être une bonne piste à explorer, de même que les ondes sonores aux fréquences moyennes ou basses…
Éléments de conclusion
Pour conclure l’atelier, nous avons replacé les trois outils au sein d’une démarche plus globale de design et nous avons montré quelques exemples de réalisations effectuées avec cet outil (ci-dessous).