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Vers un “paradigme transmoderne” pour faire à nouveau monde avec Augustin Berque

Selon le géographe et philosophe français Augustin Berque (2019), l’ère actuelle est marquée par le « paradigme occidental moderne classique » (ou POMC). Ce « paradigme dualiste et mécaniciste » se caractérise notamment par l’ontologie naturaliste décrite par Descola (Berque, 2018, p. 8). Selon Berque, cette situation est problématique en ce que le POMC entraîne une « décosmisation » du monde, dont résulte une « acosmie ».

Note personnelle : Arturo Escobar — un autre auteur célèbre du “tournant ontologique” des sciences humaiens et sociales — va dans le même sens en considérant le paradigme actuel comme un « projet unimondiste » (Escobar, 2018, p. 94).

Toutefois, il n’y aurait pas besoin de déclencher un changement étant donné que ce paradigme serait déjà en train d’être dépassé. Apparu avec le « Grand Partage » lors du XVIIe siècle, le POMC aurait été ébranlé au XIXe siècle, via l’invention des géométries non euclidiennes et du marxisme, puis de plus en plus secoué à partir XXe, avec la phénoménologie, la cosmologie einsteinienne puis la physique quantique (Moreau, 2017).

Pourtant, les humains n’ont pas encore conçu le nouveau paradigme qui remplacera le POMC encore dominant. Ils sont donc bloqués dans ce dernier, tout en ressentant ses failles. En effet, construire un nouveau paradigme est très complexe. Pour Berque, parvenir à un « paradigme transmoderne » nécessite donc de mettre préalablement en place un « cadre onto-logique » (Berque, 2019, 14’).

Augustin Berque (source).

La mésologie décrite par Berque aurait pour objectif de détenir ce rôle. Cette « science des milieux » est une perspective — Berque insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une discipline — encore peu connue, au carrefour de la géographie et de la phénoménologie (Berque, 2018a).

 

Aux origines de la mésologie

« Mésologie » réfère à « milieu ». Le concept de « milieu » aurait été inventé par Charles Robin, disciple d’Auguste Comte, en 1848. Ce mot porte alors un tout autre sens, presque contraire à celui employé récemment par Berque. En effet, « milieu » est alors équivalent au sens actuel d’« environnement ». Ce dernier terme aurait ensuite pris le pas sur celui de « milieu » dans les années 1960 en géographie à partir d’une utilisation de plus en plus fréquente du terme « ecology » dans les pays anglophones. En parallèle, le milieu perd de l’impact. Une nouvelle acceptation du terme ré-emerge plus tard, petit à petit.

On retrouve cette deuxième signification dans les travaux des deux principales inspirations de Berque : le biologiste allemand Jakob von Uexküll et le philosophe japonais Watsuji Tetsurō. Le milieu est alors un concept marqué par la phénoménologie, qui renvoie à la façon dont :

« la réalité apparaît […] concrètement à un sujet donné, qu’il soit humain (Watsuji) ou non-humain (Uexküll). »

– Moreau, 2013

De ce fait, le milieu comme réalité spécifique à un sujet se distingue clairement de l’environnement brut et objectif censé exister en soi.

Jakob Von Uexküll

Jakob Von Uexküll (source).

La mésologie aurait été peu étudiée en France alors qu’elle regagnait en intérêt en Allemagne avec l’influence de la phénoménologie. Influencé par Heidegger, le biologiste Jakob von Uexküll propose ainsi l’idée selon laquelle les non-humains vivants ne sont pas des machines (comme on pouvait le penser avec le mécanicisme) mais des « machinistes », des sujets qui interprètent les signes de leur milieu (Uexküll, 2004). En cela, la réalité qui leur apparaît concrètement est leur « monde propre » ou « Umwelt ». L’Umwelt s’oppose à l’Umgebung, lequel correspond aux « données brutes de l’environnement », c’est-à-dire à une abstraction universelle du réel.

L’Umwelt est constitué par ce qu’un individu « perçoit spécifiquement et électivement dans un milieu donné, grâce à quoi il peut agir activement pour modifier ses relations avec le milieu ».

– Morfaux, 1980, p. 376

L’être et son milieu sont fonction l’un de l’autre, en « contrepoint », contrairement à l’idée darwinienne de l’adaptation de l’individu à son environnement. Il y a donc autant de mondes (Umwelten) qu’il y a d’individus vivants, chacun construisant son propre milieu (Lussault & Levy, 2003).

Note personnelle : l’exemple canonique de Von Uexküll est le monde propre de la tique (Jeannel, 2019). La tique ne possède pas de vision comme les humains mais elle possède une forme de toucher et capte des stimuli dans son environnement. Parmi ces derniers, elle détecte particulièrement la présence d’acide butyrique, qui est généralement produite par des mammifères. La tique se sert donc de ses sensations de toucher pour grimper à une branche et s’y accrocher, puis, lorsqu’elle perçoit de l’acide butyrique, elle se laisse tomber. Si elle ressent de la chaleur sous ses pattes, c’est qu’elle a trouvé un mammifère. Elle explore donc pour dénicher une zone exempte de poil et y enfouir sa tête. « Toute la richesse du monde entourant la tique se racornit et se transforme en un produit pauvre, composé pour l’essentiel de seulement trois signes perceptifs et trois signes actantiels : c’est son milieu » (Uexküll, 2004, p. 43).

Tique (photographie de Erik Karits).

Chaque individu perçoit dans son Umwelt les entités qui font sens pour lui selon certaines « tonalités actantielle » — ce qui sera repris par la formule « en tant que » de Berque (Uexküll, 2004, p. 110). En effet, les perceptions de ces entités ne font sens pour l’individu que par rapport aux performances qu’il pourrait effectuer sur elles : il projette donc une ou plusieurs tonalités actantielles sur chaque entité qu’il perçoit, ce qui leur donne leur signification. Ces tonalités actantielles évoluent en fonction des expériences de l’individu.

À titre d’exemple, dans une même cuisine la chaise apparaitra selon la même tonalité actantielle de s’asseoir pour un humain ou un chien. En revanche, un tabouret tournant ne le sera peut-être pas pour le canidé qui identifiera alors celui-ci sous la tonalité d’obstacle — sauf s’il apprend à s’assoir malgré tout dessus. De même, prendre en compte ce qui fait sens pour un chien dans son monde propre revient à comprendre que bien qu’il perçoive certaines parties du spectre lumineux, son odorat demeure sa principale source de sens dans son Umwelt.

Planches illustratives d’Uexüll représentant la même pièce selon les tonalités actantielles pour un humain (à gauche) ou un chien (à droite) : on observe que le tabouret tournant n’est pas dans la même tonalité marron de « s’asseoir » pour le chien (Uexküll, 2004).

Watsuji Tetsurō

La principale référence de Berque demeure néanmoins le japonais Watsuji Tetsurō. Ce dernier se serait également inspiré d’Heidegger voire peut-être aussi d’Uexküll. Leurs thèses sont d’ailleurs assez similaires, si ce n’est que Watsuji se focalise sur les mondes propres des humains (et non de toutes les espèces).

Watsuji Tetsurō (source).

Watsuji parle du fudô comme ce moment structurel de l’existence humaine qui permet le couplage dynamique — fûdosei — entre l’être (sa moitié individuelle) et son milieu (la moitié relationnelle de l’individu) (Descola, 2020) : ce dernier est donc à la fois physique et social. L’idée de tonalité d’Uexküll se retrouve dans la notion de shikata chez Watsuji. Cependant, cette notion est finalement peu explorée par le penseur, comme le déplore Berque (Moreau, 2018).

La mésologie de Berque est tirée de son travail sur le Japon et de sa traduction personnelle de l’ouvrage de Watsuji (2011). C’est pourquoi on retrouve l’influence de cet auteur ainsi que des références nippones dans toute la pensée de Berque.

 

La mésologie selon Berque

Pour Berque, la mésologie est l’étude des milieux et, plus particulièrement, des milieux des humains (ce qu’il nomme « écoumène »). À ce titre la mésologie est une forme de « phénoménologie écologique » du point de vue des Hommes. L’existence d’un individu y est avant tout considérée comme étant relationnelle. De cette façon, l’être ne peut jamais être absolu mais est continuellement relatif au milieu dans lequel il évolue. Réciproquement, le milieu n’est en aucun cas une entité fixe : il change en fonction des individus qui le peuplent.

Cela implique également qu’il n’y a pas d’opposition stricte entre nature et culture — nature et culture pouvant être plus ou moins traduits ici par milieu et être — , contrairement au dualisme inhérent au POMC. Berque résume ainsi le « principe ontologique » de la mésologie : « l’être se crée en créant son milieu » (Berque et al., 2022). Cette nouvelle façon transductive de penser, voire d’expérimenter, le monde jetterait les bases d’un paradigme transmoderne permettant de dépasser le POMC.

Note personnelle : c’est la notion d’énaction posée par Maturana et Varela qui expriment cette révélation mutuelle du milieu à l’individu et réciproquement (aussi nommée transduction). Ce façonnage se nomme expérience. « L’individu expérience son milieu ». Il le modifie par son vécu, il est modifié par lui.

La mésologie permettrait en effet de dépasser trois des composantes fondamentales de l’ontologie occidentale moderne classique :

  • En passant d’un dualisme exclusif (qui reflète l’ontologie naturaliste identifiée par Descola) à une ternalité.
  • En remettant en cause le principe de l’identité du sujet profondément inscrit dans nos cultures depuis le cogito ergo sum de Descartes pour qui l’être du sujet moderne est abstrait de tout milieu : il existe en lui-même, sans rapport avec ce qui l’entoure. En mésologie, en revanche, la subjectivité personnelle n’est plus opposée à un monde prétendument objectif car l’être et le milieu coexistent.
  • En passant de la logique formelle aristotélicienne du tiers exclu (qui n’accepte qu’une vision du monde) à une logique qui accepte la pluralité des mondes.

Logique de l’identité du sujet

Tout d’abord, Berque revient sur un des fondements du POMC : la logique aristotélicienne, qui est une « logique de l’identité du sujet ». Celle-ci se fonde sur la « dyade S-P » (sujet-prédicat), comme dans la phrase « Marie (S) est triste (P) » (Jannel, 2015). Le sujet est le nom énonçant ce dont on parle et le prédicat correspond à ce qui est dit du sujet. De cette façon, cette logique formelle absolutise le sujet S (ce dont il s’agit) comme étant le réel objectivable et existant en-soi (Moreau, 2012).

Aristote se sert de cette logique pour valider certaines formes de syllogisme via une déduction reposant sur le sujet, telle que :

Socrate (S) est un homme (P),

Tous les hommes (S’) sont mortels (P’),

Donc Socrate (S) est mortel (P’).

Ce raisonnement équivaut, en mathématiques, à la combinaison de deux égalités : si A = B et A = C, alors nécessairement B = C.

Note personnelle : un syllogisme est un enchaînement de trois propositions : la majeure, la mineure et la conclusion. « Le syllogisme, définit Aristote, est un raisonnement où, certaines choses étant prouvées, une chose autre que celles qui ont été accordées se déduit nécessairement des choses qui ont été accordées » (Aristote, s. d.).

Cette logique aristotélicienne (toujours utilisée dans nos sciences modernes) repose sur trois prédicats :

  • Le principe d’identité affirme la permanence et la cohérence du sujet : une seule identité est possible (A est toujours égal à A). Cela correspond à l’égalité en mathématiques.
  • Le principe de non-contradiction pose que deux propositions incompatibles ne peuvent pas être vraies en même temps : une chose ne peut pas être son contraire (A ne peut pas être non-A).
  • Le principe du « tiers exclu » signifie qu’une chose est soit l’une soit l’autre : elle ne peut pas être entre les deux (ce qu’on nomme “middle” en anglais).

Comme le posent ces trois prédicats, un sujet S est un « pur sujet ». Ce pur sujet est censé être atteignable par les sciences modernes : il s’agit d’ailleurs de l’objet d’étude de la plupart des sciences dites « dures ». Sur ce sujet objectif peut être porté un jugement subjectif, un prédicat P. À titre d’exemple, l’eau réelle est le sujet (S) H2O… Mais penser l’eau comme une entité vivante revient à appliquer un prédicat (P) sur ce sujet existant en soi. Pour Berque la logique aristotélicienne réduit donc le prédicat sur le sujet. Il s’agit alors d’une objectification de l’Umwelt (monde propre à un sujet, son milieu) sur l’Umgebung (la terre en soi, les données brutes de l’environnement).

Logique de l’identité du prédicat

À l’inverse de la logique aristotélicienne, la « logique de l’identité du prédicat » proposée par Nishida considère l’identité du prédicat.

Note personnelle : avec la mondialisation, le POMC s’est répandu dans une grande majorité des pays et de leurs cultures. Toutefois, au Japon, le dualisme cartésien semble avoir été repoussé dans certaines sciences dites « molles ». Dans les années 1940, alors que ce pays pensait encore pouvoir gagner la Seconde Guerre Mondiale, il y a ainsi eu de nombreux appels et évènements pour le « dépassement de la Modernité », entendue comme la « culture occidentale ».

On retrouve encore aujourd’hui des traces de cela via les « nippologies » qui opposent le Japon aux autres cultures et en particulier à l’Occident (et même plus spécifiquement aux États-Unis). C’est dans cette science humaine japonaise que née la « philosophie de Nishida » sur le « tiers inclus », allant à l’encontre de la logique aristotélicienne sur le « tiers exclu ».

Kitarō Nishida (source).

Cette logique de l’identité du prédicat se retrouve aujourd’hui surtout en sciences postmodernes, dans la religion ou dans certaines formes de marketing. Selon cette logique, c’est le prédicat P (et non plus le sujet S) qui existerait en soi. Un syllogisme de ce type donnerait donc :

La Sainte-Vierge (S) est vierge (P),

Je (S’) suis vierge (P),

Donc je (S’) suis la Sainte-Vierge (P’).

…et cela semble faux du point de vue occidental actuel (car lu au travers du prisme de la logique de l’identité du sujet.

Néanmoins, les Occidentaux acceptent cette forme de logique (sans s’en rendre compte) lorsque celle-ci ne leur est pas présentée en tant que telle. Par exemple, en voyant une publicité de Nespresso, le message sous-entendu est le suivant :

George Clooney (S) boit ce café (P),

Je (S’) bois ce café (P),

Donc je (S’) suis Georges Clooney — ou en tous cas je développe les mêmes qualités que lui (P’).

Ou dans le cas de la religion : c’est la Parole divine (P) qui, étant auprès de (ou au sujet de) Dieu (S), est considérée comme étant Dieu (S) lui-même.

Campagne publicitaire de Nespresso représentant sa célèbre icône de marque, George Clooney, buvant du café (source).

 

Cette forme de logique déconstruit l’Umgebung, le « en-soi », pour clamer que tout n’est que construction de la réalité, soit de l’Umwelt, voire du pur prédicat P. Le problème de cette logique pour Berque consiste en ce qu’elle aplatit le sujet sur le prédicat en acceptant que tout soit différent et donc que tout soit, au fond, équivalent.

Logique de l’identité du milieu

C’est pourquoi Berque propose un compromis entre ces deux formes de logique. Plutôt que de se reposer sur l’identité du sujet S (logique de type aristotélicienne) ou sur l’identité du prédicat P (logique de type nishidienne), Berque prône une logique de l’identité du milieu. Pour lui, les deux premières logiques fonctionnent « en principe » mais pas « en pratique ». Il souhaite donc proposer un entre-deux, un compromis entre la pensée scientifique moderne et la religion pour trouver des « milieux concrets ».

Selon lui, nous nous situons toujours au milieu des deux, dans la trajection du sujet S en tant que prédicat P, comme cela s’observe dans l’étude des mondes propres des espèces. En effet, il y a toujours un interprète (I) qui émet l’énoncé mettant en relation S et P. Dans les deux logiques précédentes, ce point de vue de l’interprète est oublié et rendu abstrait, ne rendant donc pas compte de la réalité.

Simulation de la vision d’un papillon (à droite), d’une abeille (au centre), en comparaison de celle de l’humain (à gauche) (source). Selon la pensée de Berque, ces trois visions énactent 3 fleurs différentes, même si notre logique aristotélicienne et naturaliste actuelle nous pousse à penser qu’il s’agit de trois interprétations (P) de la même fleur (sujet existant en-soi, le S).

Note personnelle : pour rappel, le P en mésologie est entendu comme « ce que nous ressentons à propos de S, ce que nous en faisons, ce que nous en pensons, et ce que nous en disons » (Berque, 2018, p. 18).

Berque cherche alors à sortir du dualisme imposé par ce couple S-P (qui abstrait I) en passant à une ternalité S-I-P plus concrète : comment S est P pour I. C’est une logique trajective, où S est saisi en tant que P par I. « La réalité, c’est S saisi en tant que P » s’écrit aussi sous la formule :

r = S/P

Note personnelle : dans cette écriture (r=S/P), proposée par Berque lui-même, l’interprète I n’est pas représenté directement mais est bien sous-entendu. Cela vaut pour toutes les écritures commençant par “r=”.

Par exemple, l’herbe est perçue en tant que nourriture par la vache. L’interprète interprète donc les choses qu’il perçoit « en tant qu’elle[s] le concerne[nt] ontologiquement » (Berque, 2019). Ainsi, « toute société humaine interprète nécessairement le monde, pour en faire son monde. Cette interprétation est une cosmologie : un dire (logos) à propos du monde (kosmos), dans lequel, trajectivement, l’objet du propos (S) et le propos lui-même (P) deviennent une seule et même réalité (S/P) : la réalité du monde, et pas autre chose » (Berque, 2018, p. 32).

La réalité S/P correspond ainsi aux liens que les interprètent I établissent entre S et P par :

  • Leurs sens et leurs actions (pour tous les vivants),
  • Mais aussi par leur pensée (pour les animaux supérieurs),
  • Voire par leur parole (chez les humains).

L’interprète I au sens de Berque peut donc être autant un humain qu’un non-humain vivant.

Vaches dans l’herbe (photographie d’Andy Kelly).

Berque propose de revenir à la logique tétralemmique indienne qui dépasse le tiers exclu et se fonde sur quatre prédicats fondateurs :

  • A ;
  • non-A ;
  • ni A ni non-A (bi-négation) ;
  • à la fois A et non-A (bi-affirmation).

Ces deux derniers prédicats permettent d’admettre l’existence d’un même S comme plusieurs P à la fois pour plusieurs I (voire, plus précisément, de plusieurs S en transduction avec P et non d’un même S). Ainsi, ils reflètent le fonctionnement de la réalité sensible des milieux. Il ne s’agit donc plus ici d’une logique du prédicat mais d’une « logique de prédication » (Moreau, 2018).

Note personnelle : « en vertu du principe du tiers exclu, la logique occidentale ne va traditionnellement pas au-delà du 2e lemme ; elle n’accepte pas le 3e et le 4e lemmes, qui admettent le tiers (i.e. quelque chose qui, sans être A ni non-A, est à la fois A et non-A) » (Moreau, 2012).

S et P se co-constituent pour former la réalité d’un I. Cette pensée va à l’encontre de l’idée selon laquelle les sciences modernes pourraient porter un regard abstrait, purement objectif et venant de nulle part (pas de I), sur la réalité (S). Étant donné que la « réalité est voilée » par la mise en relation S/P, il ne sera en effet jamais possible d’atteindre le pur réel S en-soi (d’Espagnat, 2023).

On ne peut donc pas atteindre un S idéal — car « la nature se cache » (Berque, 2021) — mais seulement un S/P empirique. Au lieu de la réalité pure S qu’il ne peut atteindre, l’interprète crée donc du sens par une logique de prédication qui fait surgir son monde vécu. Le monde de cet individu émerge alors par trajection.

Note personnelle : le monde vécu fait référence au milieu ou au « corps médial » pour lequel Berque s’inspire de la distinction faite par Leroi-Gourhan entre le corps animal (physiologique et individuel) et le corps social (techno-symbolique et collectif). C’est ce dernier que Berque renomme « corps médial ». Berque définit d’ailleurs la mésologie comme l’« ensemble des relations éco-techno-symboliques que, trajectivement, l’humanité crée à partir d’elle-même et de la matière première qu’est l’environnement » (Berque, 2018a, p. 26).

Avec le S-I-P, on quitte donc les dualismes modernes pour entrer dans une ternalité. Cette ternalité est mouvante dans l’espace et dans le temps : chaque génération l’interprète et transmet cette interprétation. Il y a donc une notion d’héritage au travers d’une chaîne trajective dans lesquelles le S/P devient le nouveau S pour le nouvel interprète. La réalité (r) devient alors :

r = (S/P)/P’

C’est un acte de substantialisation. En effet, la trajection de la réalité substantielle (S) en tant que réalité insubstantielle (P) devient le nouveau sujet S, soit une réalité subtanstielle à part entière : il s’agit donc d’un « processus de création continue » (Moreau, 2013).

 

Comparaison conclusive de la pensée de Berque avec mes précédentes recherches

Vis-à-vis de Descola

Voir la fiche synthétique ici

Berque invite à se référer à Descola quant à la diversité des formes que la logique de prédication peut prendre : totémisme, analogisme ou animisme. Il s’agit en effet de trois façons de mettre en relations les humains et les non-humains via des trajections. En revanche, il critique le fait que Descola mette le naturalisme (équivalent pour Berque au POMC) au même niveau que ces trois ontologies. En effet, pour Berque le naturalisme « décosmise » le monde et créé de l’« acosmie ». Il est régit par le dualisme S-P qui va à l’encontre de la ternalité S-I-P. Cette dualité coupe le I du monde S/P en niant son point de vue. De plus, le naturalisme empêche la trajection S/P car il réduit S/P à S en éliminant P (donc ce qui fait monde). Ainsi, il réduit le monde (P) à la Terre (pur S objectif) et donc à une mécanique, entrainant de ce fait une perte de sens. Il prive en effet le sujet humain I de monde P.

Schéma personnel de la différenciation qu’opère Berque entre le naturalisme et les trois autres ontologies proposées par Descola.

Grâce à cela, le naturalisme permet une saisie des objets S très supérieure aux autres ontologies (avec le risque de croire qu’on atteint vraiment les en-soi, les S purs). Mais en échange, l’humain interprète I est devenu « un infirme ontologique également exceptionnel parmi les autres humains — et a fortiori les non-humains » (Berque, 2018b, p.33).

Pour Heisenberg, les sciences exactes ont d’ailleurs déjà commencé à ne plus porter sur les objets S pour se concentrer davantage sur les relations des humains I à ces objets : soit S/P pour I (Moreau, 2018). Par exemple, un dispositif matériel (I) comme dans l’expérience quantique va faire exister une même particule (S) soit en tant qu’onde (P), soit en tant que corpuscule (P’), et donc selon une bi-affirmation rendue possible dans le cas d’une logique tétralemmique du milieu. Ainsi, « un électron est autant une particule qu’une onde ; c’est notre cerveau qui crée l’alternative » (Chanvallon, 2009, p. 382). Cela est peut-être l’indicateur d’un changement de paradigme en cours, confirmant ainsi l’affirmation de Berque sur le POMC.

Note personnelle : les sciences souples le faisaient déjà depuis plus longtemps.

Vis-à-vis des éthiques environnementales

Une des raisons pour lesquelles le naturalisme ne favoriserait pas les relations serait parce que les théories morales occidentales — ou éthiques environnementales — attribuent de la valeur à la substance (et donc à S) et non aux relations non-substantielles (comme P). Cela s’observe dans l’anthropocentrisme, où les humains sont considérés comme ayant une valeur « en eux-mêmes » (S) et la nature comme ayant une valeur dans la mesure où elle contribue aux intérêts humains. Le biocentrisme correspond également à cette idée en ce que la nature et les êtres vivants qui la composent sont considérés comme ayant une valeur « en eux-mêmes » (S), indépendamment des façons dont ils contribuent aux intérêts humains.

Schéma personnel de la séparation qu’effectue Berque entre : les éthiques environnementales fondant leur valeur sur la substance (à gauche) et donc coupant les humains de leurs relations permettant de faire monde ; et les éthiques fondant leur valeurs sur les relations (non-substantielles) à droite.

Cette notion d’« en eux-mêmes » (ou de « valeur intrinsèque ») présente à la fois dans l’anthropocentrisme et le biocentrisme fait penser que des objet S peuvent exister en eux-mêmes, sans prédication (et donc relation). Berque critique cette idée car pour lui tout existe en relation. Mais les relations ne sont pas substantielles et ne peuvent donc pas être réduites aux entités qui les forment.

C’est pourquoi Berque invite à aller vers une ontologie relationnelle dans laquelle la valeur est située dans la relation, et qui est donc plurielle car elle accepte les bi-affirmations des P.


Références

Aristote. (s. d.). Organon.

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Berque, A. (2021, novembre 12). Livre 13. Une œuvre mésologique ou un dessin qui s’est fait lui-même et un même objet qui s’interprète comme on veut (Frédéric Benjamin Laugrand) [Les Possédés et leurs mondes]. https://www.youtube.com/watch?v=3KzpHs13ukw

Berque, A., Deville, D., & Despret, V. (2022). Entendre la Terre : À l’écoute des milieux humains,entretiens avec Damien Deville. Pommier.

Chanvallon, S. (2009). Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : La Nature vécue entre peur destructrice et communion intime [Phdthesis, Université Rennes 2 ; Université Européenne de Bretagne]. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00458244

Descola, P. (2020, septembre 11). Livre 4. La mésologie, une éco-phénoménologie, et la subjectité (F. B. Laugrand) [Les Possédés et leurs mondes]. https://www.youtube.com/watch?v=tVYJU2R4rC4

d’Espagnat, B. (2023). Le Réel voilé (Le temps des sciences). Fayard. https://www.fayard.fr/sciences-humaines/le-reel-voile-9782213593104

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