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Petite introduction aux jeux sérieux, pour petits et moyens connaisseurs

Un poil de contexte… Dans mon travail de thèse, je suis amenée à étudier et à re-designer en partie un “jeu sérieux” appelé Mon lopin de mer. Il s’agit d’un jeu de société conçu par l’Ifremer et le laboratoire LIENSs, en partenariat avec l’association Les Petits Débrouillards pour sensibiliser et éduquer aux systèmes socio-écologiques littoraux. Mon sujet consiste à évaluer et à transformer ce jeu sérieux afin de permettre à ses joueurs de transformer, de déconstruire, leur rapport à la nature. Mais qu’appelle-t-on un “jeu sérieux” ?

Vous avez dit “jeu sérieux” ?

De prime abord, l‟expression “jeu sérieux”ou “serious game” apparaît comme un oxymore, c’est-à-dire comme deux termes que leur sens devrait rendre contradictoires. En effet, il semble étrange de pouvoir à la fois “jouer” et “être sérieux”. Toutefois, ces deux caractéristiques sont-elles si contradictoires ?

Pour Djaouti (2011), le jeu sérieux serait un “objet mélangeant deux dimensions” :

  • Dimension sérieuse (tout type de finalité utilitaire)
  • Dimension ludique (jeu matérialisé sur tout type de support)

Toutefois, l’auteur ajoute que ces deux dimensions doivent avoir été “explicitement souhaitées par son concepteur”. En effet, comme tout artefact, un jeu peut être détourné par ses utilisateurs (ici, les joueurs ou l’animateur) et devenir alors “sérieux”. Dans ce cas, il ne s’agit pas vraiment d’un “jeu sérieux” conçu en tant que tel, mais plutôt d’un détournement d’usage du jeu, à des fins sérieuses.

Le saviez-vous ? Dans le cas des jeux vidéos détournés, on parle de “serious gaming”, à ne pas confondre avec le temre “serious game” !

Enfant concentré (attitude sérieuse) pour jouer aux échecs (jeu de stratégie mais pas nommé “jeu sérieux”) (source).

D’autres auteurs ont longtemps — et continue aujourd’hui — associé le terme “serious game” au seul monde du jeu vidéo. Toutefois, je préfère utiliser la définition de Michael et Chen (2005), plus englobante. De cette façon, les jeux sérieux sont :

Tout jeu dont la finalité première est autre que le simple divertissement.

Les jeux sérieux compris dans cette définition existent depuis longtemps, notamment à des fins stratégiques militaires. Néanmoins, ce concept regroupe plutôt les types de jeux sérieux apparus dans les années 1970 et rencontrant davantage de succès depuis les années 2000 (Becu, 2020). Ces jeux sérieux sont mobilisés dans plusieurs domaines, dont les principaux que je traiterai ici sont :

  • Le Simulation gaming (communauté ISAGA)
  • La modélisation d’accompagnement (communauté ComMod)

Petite note au lecteur. Vous remarquerez que je ne mentionne pas ici le domaine du “game design”, très ancré dans la pratique. En effet, je ne m’aventurerai pas de ce côté de la littérature pour cet article. De même, je n’aborderai que très peu la littérature sur l’utilisation des jeux sérieux pour l’apprentissage (en didactique principalement), qui est elle aussi très vaste.

Le “jeu”, une notion de base qui imprégne les jeux sérieux

Toutefois, les jeux sérieux demeurent des “jeux” au départ. Il est donc intéressant de revenir sur les grands principes du monde du jeu.

Qu’est-ce qu’un jeu ?

Le jeu semble être une notion à la fois simple et complexe. On utilise ce mot autant pour parler d’une activité, que d’un système d’actions et de matériel. En effet, le terme français “jeu” réuni les deux acceptations anglophones de play (l’action de jouer) et de game (l’artefact), ce qui le rend très difficile à traduire (Brougère, 2023).

What some might see as a limitation of French and some other languages can be seen as an opportunity, the impossible separation between the two: no game without play, no play without game, two inseparable aspects.

— Brougère, 2023

Les jeux peuvent prendre différentes formes : jeux de société, jeux de plein air, jeu de rôles… (Photographie de Bao Truong).

Des auteurs de différentes disciplines ont tenté — et tentent encore — de définir le jeu, sans obtenir de conscensus (ni entre elles ni en leur sein). Ainsi, il existe aujourd’hui de nombreuses tentatives de définition du jeu, qui semblent souvent incomplètes et paradoxales, comme par exemple :

  • En sociologie — “Le jeu est une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive” (Caillois, 2003)
  • En philosophie — “On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en oeuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoires pour la réalisation d’un thème délibérément posé comme arbitraire” (Henriot, 1989)
  • En game design — “A game is a system in which players engage in an artificial conflict, defined by rules, that results in a quantifiable outcome” (Tekinbas & Zimmerman, 2003)
  • Etc…

Malgré cette apparente complexité, il paraît aisé pour tout un chacun de reconnaître un jeu et l’action de jouer lorsqu’il les voit (Wittgenstein, 1953).

Même les jeux spontannés des enfants qui imitent les adultes (parfois sur des thèmes mettant mal à l’aise ces derniers, comme la guerre) nous paraissent évident à reconnaître comme étant, justement, des “jeux”… Pourquoi ? (Photographie de Dmitry Bukhantsov).

Définir le jeu sans définition…

Définir le jeu pourrait également se révéler être contreproductif car cela risquerait de le figer et réduirait les possibilités d’apparition de nouvelles formes de jeu (Brougère, 2005). C’est pourquoi Brougère n’en propose pas une définition mais une grille d’analyse à cinq critères interreliés, dont les deux premiers sont essentiels, qu’il nomme « pentagone ludique » :

  • Le second degré
  • La succession de décisions
  • Les mécanismes de décision
  • L’incertitude
  • La frivolité

Ces critères constituent avant tout un outil qui permet d’analyser des situations dites “de jeu” et non pas de créer une frontière entre ce qui est jeu et ce qui n’est pas jeu. Un jeu comporte plus ou moins de ces cinq critères ou “pôles”, mais ceux-ci ne sont pas complètement silotés : il y a une certaine porosité entre eux.

Pentagone ludique de Brougère (représentation personnelle).

Le jeu est donc composé de 5 dimensions enchevêtrées :

Une activité de second-degré…

Le second degré (ou activité modalisée) correspond au fait de “faire semblant”, à la “non-littéralité” (Becu, 2020 ; Goffman, 1974). Ce qui importe alors est le cadre de feintise qui est donné à l’activité et qui requiert que les participants l’acceptent via une convention de feintise. Ainsi, tout activité a le potentiel de devenir un jeu si on s’y place selon une attitude ludique et au second degré (Lardinois, 2000). Cela entraîne une certaine part d’immersion dans le jeu, selon les attitudes et les profils des joueurs (Koster, 2013). Ceux-ci sont investis émotionnellement dans le jeu via leurs sensations, les comportements leurs pensées ou encore les activités (Jones, 2004).

Ce critère du pentagone ludique introduit également la capacité des jeux à établir une distanciation du réel en étant un espace-temps décalé du quotidien ou (Crookall, 2010 ; Henriot, 1989). Cependant, le jeu en tant qu’activité sociale, construite socialement, n’est pas dissocié de la réalité sociale (Koster, 2013). C’est pourquoi les jeux sérieux collectifs peuvent servir de miroir des interactions sociales ou de la culture d’un groupe. Le concept de “virtuel” élargit celui de “distance” d’Henriot (Bonenfant & Genvo, 2014). Le jeu n’est alors plus seulement cet entre-deux entre le réel et le fictionnel, un « espace transitionnel » (Winnicott, 1988) : il est aussi ce que le joueur projette sur lui. De cette façon, le jeu ne peut jamais être complétement défini car sa partie virtuelle est sans cesse réappropriée par ses joueurs.

Dans l’espace virtuel, on peut devenir qui l’on veut… (Photographie de Juliette Dickens).

… avec une succession de décisions…

Le jeu est également constitué de la succession de décisions que prennent les joueurs. Ainsi, les actions des joueurs n’acquièrent du sens qu’en fonction des décisions prises et de leur acceptation par les autres joueurs. Ces décisions ont pour caractéristique première d’être toutes puissantes puisque lorsqu’elles sont prises dans le jeu, quelque chose se produit forcément en retour (Becu, 2020). Il s’agit là de l’aspect performatif du jeu, qui est renforcé par le second degré et offre une grande liberté aux joueurs : comme l’action n’a pas d’effet dans le monde réel, alors ses conséquences sont minimisées (grâce à la frivolité). De cette façon, le cadre du jeu offre un univers sécurisé que les joueurs peuvent utiliser pour expérimenter des idées ou des actions. Les jeux sérieux se servent de ce critère pour offrir un bac à sable permettant de tester sans risque, voire de comparer, des décisions et leurs conséquences (Galeote et al., 2021).

Dans le jeu sérieux LittoSIM, les joueurs peuvent choisir des stratégies d’adaptation aux risques de submersions marines et voir les effets (= aspects performatifs) de leurs investissements lorsque la submersion est simulée (source image).

Cette caractéristique permet également de renforcer la réflexivité des participants aux jeux sérieux. Par exemple, lorsque l’univers proposé est proche de la réalité vécue par le joueur (comme cela est souvent le cas dans les simulation games et la modélisation d’accompagnement), il peut être aisé de transférer les connaissances ou compétences acquises dans le jeu au monde réel (Galeote et al., 2021). L’animation par un professionnel ainsi que la ou les phases de debriefing viennent accompagner cette intégration. D’ailleurs, la plupart des études scientifiques menées sur les jeux sérieux analysent principalement les effets du debriefing. Grâce au critère de décision, on peut alors supposer que joueurs peuvent se positionner dans un jeu avec une attitude de réflexivité vis-à-vis de sujets tels que leur rapport à la nature (mon thème de travail en thèse).

… selon des mécanismes qui constituent le jeu dans sa singularité…

Les mécanismes de décision (à ne pas confondre avec les décisions elles-mêmes) correspondent au “système qui construit la façon dont on prend les décisions dans le jeu”, auquel adhérent les joueurs (Becu, 2020, p. 33).

Ces mécaniques ont un impact généralement plus important sur les joueurs que le discours (les scenarios, le monde inventé…) tenu dans le jeu. En effet, elles sont porteuses de sens en elles-mêmes en ce qu’elles permettent ou interdisent des décisions (et donc des actions des joueurs), et en ce qu’elles contiennent une part de non-dits offrant une certaine liberté d’interprétation. Les mécanismes de décision ont donc un fort effet sur les joueurs : ils influencent leurs comportements et leurs décisions, dans une certaine mesure, et peuvent aller jusqu’à influencer leur façon de percevoir le fonctionnement du système représenté par le jeu.

En cela, les mécanismes de décisions peuvent entrainer des “effets de design”, qui sont des impacts de certains éléments du jeu sur les joueurs. J’étudie justement ces effets de design du jeu Mon lopin de mer dans ma thèse, mais ceci est une autre histoire…

Exemple de 3 façons de proposer des mécaniques d’associations de tuiles dans Mon lopin de mer, et les impacts de ces “effets de design” : 1) ce sont les animaux du “haut” de la chaîne qui indiquent leurs “besoins” ; 2) ce rapport est inversé car on voit les “bas” de chaînes alimentaires être nécessaires à d’autres espèces ; 3) la chaîne alimentaire linéaire devient circulaire car les tuiles du “bas” de la chaîne ont besoin de celles du “haut”. (Schémas personnels).

…, le tout dans l’incertitude…

Les résultats du jeu sont également incertains. Le jeu est un équilibre entre peu d’incertitude (pour pouvoir prendre des décisions, mais avec le risque de perdre du plaisir ludique) et trop d’incertitudes (empêchant toute décision).

En cela, les jeux permettent d’appréhender les wicked problems, des problèmes complexes et uniques de plus en plus présent dans l’ère incertaine de l’Anthropocène (Rittel & Webber, 1973). Pour être résolus, comme tentent de le faire certains partisans des jeux sérieux, les problèmes épineux nécessitent également une part de subjectivité, qui est ancrée dans les jeux.

…avec une minimisation des conséquences (ou frivolité)

Enfin, comme vu précédemment, la frivolité aide à minimiser les conséquences des décisions prises dans le jeu (Brougère, 2005). Ce critère permet au joueur d’explorer des possibles sans risque. Ce fort pouvoir d’agir permet d’utiliser les jeux sérieux pour étudier des comportements d’individus ou de groupes, leur faire identifier des facteurs du monde réel les influençant, analyser les impacts d’une modification de l’environnement… De même, les jeux sérieux peuvent servir à tester des scénarios (Becu, 2020). Néanmoins, cela nécessite de faire une partie par scénarios exploré, alors que les parties peuvent être relativement longues (entre deux et trois heures).

Par ailleurs, la dimension de frivolité offre au joueur d’être potentiellement plus spontané que dans la vie courante, bien que les impacts des arènes sociales puissent se faire encore ressentir et contrarier cette liberté d’expression. Toutefois, ces effets sont minimes en comparaison avec le hors-jeu. C’est pourquoi les jeux sérieux peuvent servir d’espace de dialogue privilégié entre des acteurs, leur offrant la possibilité de confronter leurs points de vue sans les conséquences habituelles d’un tel acte.

Mon lopin de mer est un jeu collaboratif qui provoque souvent de vifs débats entre les joueurs, notamment sur des questions de valeurs accordées aux éléments représentés par les tuiles (source).

Via ces 5 dimensions, les jeux sérieux peuvent “transformer” les joueurs

Pour toutes ces raisons (non exhaustives) les jeux sérieux peuvent être considérés comme des dispositifs d’apprentissages expérientiels, voire d’expérience transformationnelle, utilisables comme outil pédagogique, de médiation ou de transformation sociale (Klabbers, 2009b).

En quoi les 5 dimensions des jeux pourront-elles me servir pour ma thèse ? Voici quelques exemples pour lesquels ces 5 dimensions peuvent être utiles dans le cadre de ma thèse :

– Par exemple, la propension des jeux à provoquer de la réflexivité chez les joueurs tout en proposant un univers sécurisé pour explorer des possibles semble particulièrement appropriée pour provoquer une déconstruction de leur rapport à la nature. En effet, cela permettra aux joueurs de prendre du recul et de tester différents paramètres afin d’identifier certains facteurs construisant leur ontologie actuelle.

– Cet aspect pourra être renforcé par la caractéristique des jeux à être un miroir social, qui révèle ainsi les liens entre actants, leurs comportements entre eux et les valeurs de la société, aidant à renforcer l’identification du rapport détaché et instrumental occidental moderne classique.

– Pour donner un dernier exemple, l’investissement émotionnel des joueurs dans le jeu pourra permettre d’étudier leurs rapports émotionnels à la nature, tout en leur faisant vivre une expérience immersive forte en ressentis et donc potentiellement plus marquante et transformative.

2 niveaux d’objectifs de conception…

Deux niveaux de conception sont à distinguer dans les jeux sérieux (Klabbers, 2003) :

  • Design-In-The-Small (DIS) — Le DIS se réfère à la conception des composantes et du fonctionnement du jeu sérieux, de façon qu’il puisse répondre aux objectifs d’apprentissage visé. C’est l’objectif du jeu à remplir par les joueurs dans le jeu.
  • Design-In-The-Large (DIL) — Le DIL correspond quant à lui à une méta-intention de conception visant à définir les transformations que ces apprentissages doivent viser. C’est l’intention de conception des concepteurs du jeu, ce pourquoi ils ont décidé de faire ce jeu-là.

… pour transformer les joueurs

En cela, les jeux sérieux sont des dispositifs pouvant aider à transformer des systèmes d’acteurs ainsi que leurs sociétés, y compris dans leur ontologie. Cela est rendu possible par les types d’apprentissages simultanés que les jeux comme artefacts pluridimensionnels peuvent provoquer : des connaissances explicites autant que tacites, des savoirs locaux, des ressentis physiques ou encore de l’intelligence émotionnelle ou rationnelle (Klabbers, 2009a ; Prévot, 2021). Ces aspects transformationnels à l’échelle sociale sont d’autant plus exacerbés par les jeux collectifs. Les joueurs apprennent ainsi à la fois sur eux-mêmes, sur les autres et sur leurs interactions (Etienne, 2010).

Il est également possible de renforcer les effets transformatifs des jeux selon différentes mécaniques de jeu mettant en tension un état actuel avec un autre (comme cela est souhaité dans le processus théorique de la déconstruction). Par exemple, faire jouer un à un joueur un rôle qui entre en conflit avec ses propres croyances peut provoquer un conflit cognitif et des émotions fortes ayant le potentiel de devenir une source d’apprentissage transformatif importante (García-Carbonell et al., 2023).

Les jeux sérieux sont aussi des modèles

Les jeux peuvent servir à appréhender un système complexe (comme celui du rapport à la nature dans ma thèse) ainsi que la pluralité des points de vue ou des représentations que ses concepteurs et/ou joueurs portent dessus. En effet, de nombreux jeux dits « sérieux » reposent sur un processus de modélisation.

En complexité et simplicité : faire du jeu un modèle simplexe

En modélisation d’accompagnement, les modèles abstraits d’après un système de référence réel sont souvent concrétisés dans des jeux afin de les rendre appréhendables, manipulables et questionnables par des acteurs ayant ou non participé à la modélisation (Etienne, 2010). Le modèle est également présent dans un autre domaine important des jeux sérieux : les simulation games, qui étudient un système avant de le “simuler” concrètement dans un jeu, en passant par un “cône d’abstraction” (Duke, 1974).

Cône d’abstraction (Klabbers, 2023).

Dans les deux champs d’application, le processus de modélisation questionne le niveau de réalisme — toujours subjectif — nécessaire à l’appropriation du système par les joueurs et à l’accomplissement de l’objectif de conception du jeu (aussi appelé Design-in-the-Large) (Becu, 2020 ; Klabbers, 2003). De même, la modélisation questionne le degré d’opacité du processus de conception et les choix effectués pour les destinataires (Barreteau et al., 2001).

Un objet-intermédiaire pour confronter les points de vue

Quoiqu’il en soit, la modélisation permet à plusieurs concepteurs de confronter leurs points de vue sur un système de référence par des passages répétés entre réalisme et abstraction. En prenant en main le système représenté via les mécaniques de jeu, les joueurs confrontent leur propre représentation avec celle modélisée et/ou celles des autres participants (Etienne, 2010).

En cela, le jeu sérieux agit comme un “objet intermédiaire” (Vinck, 1999) : il rassemble, communique et suscite le dialogue autour des représentations sociales et individuelles d’un groupe, à un instant donné, sur un système donné. L’objet intermédiaire est relié à des processus de représentation, de traduction ou de médiation. Un jeu sérieux basé sur un modèle représente donc un compromis effectué entre les représentations du monde utilisées en input, qu’elles viennent des concepteurs (processus de représentation) et/ou de leur travail d’enquête préalable (processus de traduction).

Si le jeu obtenu contient une dimension de “free-play”— encapacitant les joueurs à pouvoir le modifier — , alors le jeu à la fin de la partie peut davantage correspondre aux représentations des joueurs (processus de médiation) (Becu, 2020 ; Klabbers, 2014). Dans tous les cas, le modèle obtenu risque souvent de correspondre à un consensus, à une moyennisation des principaux points de vue, ne rendant pas forcément compte de voix divergentes plus marginales (Etienne, 2010), ce qui peut lui être reproché.

Un exemple de free-play : les joueurs peuvent décider de donner un sens différent à des éléments du jeu (par exemple ici les cubes jaunes pouvaient représenter de l’or dans les règles initiales du jeu, mais les joueurs auraient pu collectivement décider qu’il s’agissait en fait de blé) (source).

Plusieurs approches par modèles possibles avec les jeux sérieux

Certaines modélisations d’accompagnement utilisent une modélisation de type système dynamique, qui met en avant les régulations des flux, les possibilités de contrôle ou d’action sur ceux-ci, ainsi que d’éventuelles boucles de rétroaction (Etienne, 2010). Les acteurs sont alors considérés en fonction des informations qu’ils peuvent traiter dans leur environnement et de ce qu’ils peuvent en faire pour interagir avec ce dernier (mécaniques de jeu), selon une approche similaire au cognitivisme (Collins et al., 2018). En outre, les éléments de la nature y sont souvent affirmés comme étant des “ressources” et traités quasi-exclusivement de façon instrumentale (Etienne, 2010, p. 83).

Plus récemment, les modélisations les plus répandues s’inspirent davantage des systèmes multi-agents, dérivés de la théorie des systèmes complexes (Ferber & Perrot, 1997 ; Morin, 1994). Il s’agit d’un paradigme de représentations particulièrement adapté à la modélisation socio-écosystémique. En effet, les simulations multi-agents peuvent inclure des interactions entre une pluralité d’acteurs et faire expérimenter de multiples points de vue (Becu et al., 2014).

(Becu, 2020).

Les systèmes multi-agents ne résolvent pas tout pour ma thèse… Et non. Mêmes avec une dynamique de système multi-agents, les modèles conçus pour les jeux sérieux conservent une part d’ontologie positiviste, notamment du fait qu’un acteur ne peut être qu’une chose à la fois dans le jeu (contrairement à des formalismes de représentation plus malléables que l’on emploie par exemple dans le milieu du design ). En outre, l’approche des systèmes multi-agents inspirée de Jacques Ferber utilisée en modélisation d’accompagnement, est une approche de modélisation des systèmes plutôt anthropocentrée (Becu, 2020 ; Ferber & Perrot, 1997).

En guise de conclusion : le jeu sérieux et ma thèse

Les différentes caractéristiques des jeux sérieux que nous venons de voir — dont la représentation des perspectives des concepteurs dans leur modèle et la confrontation des points de vue des joueurs avec celui-ci — renforcent le potentiel des jeux sérieux à être utilisés pour déconstruire le rapport à la nature occidental moderne classique (= mon sujet de thèse).

Ainsi, dans ma thèse j’utiliserai l’expérimentation par le jeu sérieux. Il s’agit d’un type d’expérimentation qui passe par le design de l’artefact de jeu ainsi que de son déploiement, afin d’analyser différents effets, principalement psycho-sociaux. Il se distingue des expérimentations souvent utilisées en sciences analytique (ad hoc, en laboratoire) ou en design (in situ, par l’enquête). Il s’agit ici d’observer les effets de l’artefact tout en s’offrant la possibilité de le modifier (Klabbers, 2009a). De même, ce type d’expérimentation n’évalue pas le résultat du jeu mais bien le processus, ses effets et la qualité des interactions qui se sont produites, selon une démarche post-normale (Becu, 2020).

Cette expérimentation par le jeu sera menée auprès du jeu sérieux préexistant Mon lopin de mer, comme je vous le disais au début de l’article !

Pour rappel… Dans cet article je n’avais pas la prétention de faire une revue exhaustive de la question, ni même de parler de tous les aspects des jeux. Par exemple, je n’ai pas traité ici des questions de la motivation à joueur, des types de joueurs ou encore de l’évaluation des jeux. Je décris ci-dessus ce qui me semble être un bon point de départ ou rappel pour quelqu’un s’intéressant aux jeux sérieux, via le prisme de mon sujet de thèse.

Références de l’article

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