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Mon Thèsomètre n°1 – Explorer, dépasser, transcender ou “déconstruire”… les rapports de “qui” à la nature ?

Mon Thèsomètre est une série d’articles que je rédigerai tout au long de ma thèse afin de rendre compte de l’avancée de mes travaux et ouvrir le dialogue au-delà de mon laboratoire sur mon sujet de recherche : “Transcender les rapports humains-nature à travers un jeu sérieux”.

→ Dans ce premier numéro, je reprends le cadre de ma thèse, tel que nous en avons convenus récemment avec mon directeur de thèse (il faut savoir que ce cadre sera amené à évoluer au cours du doctorat).

→ J’espère que cela vous aidera à mieux comprendre mon sujet et que vous me ferez part de toutes vos incompréhensions, doutes, joies…

Contexte et problématique générale

Le paradigme dualiste qui prévaut dans les sociétés occidentales actuelles tend à diviser et à hiérarchiser les êtres vivants (Descola, 2015). Aujourd’hui, cette vision du monde est devenue une prison conceptuelle inconsciente et peu discutée dans nos sociétés confrontées aux crises écologiques.

Repenser et transformer les rapports des Modernes à la nature est donc devenu un enjeu crucial aujourd’hui : mais comment les transcender ? Dans la veine des auteurs du tournant ontologique en sciences humaines et sociales, cette thèse étudiera les conditions de réalisation de ce changement de pensée, en se recentrant sur l’échelle de l’individu (Prévot, 2021).

Les rapports à la nature sont complexes et mobilisent différents aspects, dont une forte partie est expérientielle et fait appel aux ressentis, à l’inconscient, aux rapports implicites… Les jeux sérieux en tant que dispositifs d’apprentissages expérientiels semblent alors être un moyen pertinent pour aborder cette diversité d’aspects. La thèse s’appuiera sur cette approche expérimentale particulière avec pour objectif d’aider les individus à explorer et à transcender leurs visions du monde.

Précisions : l’expérimentation par le jeu est un type d’expérimentation qui passe par le design de l’artefact de jeu ainsi que de son déploiement, afin d’analyser différents effets, principalement psycho-sociaux. En créant un espace-temps spécifique dans lequel le ou les joueurs se positionnent dans une attitude particulière, ce type d’expérimentation se distingue de celles souvent utilisées en sciences analytique (ad hoc, en laboratoire) ou en design (in situ, par l’enquête).

Exemple de jeu sérieux ou “simulation and gaming”. Ici, le jeu ÉquilibreS, un outil pédagogique créé par le Parc naturel régional du Marais Poitevin avec ses partenaires du Réseau d’éducation à la nature, à l’environnement et au territoire du Marais Poitevin (RÉNET), à des fins de sensibilisation aux enjeux climatiques. Le plateau (qui n’est qu’une des parties du jeu) représente une zone humide littorale (photographie personnelle).

Question de recherche

Comment amener les individus adultes à transcender leurs rapports à la nature via un jeu sérieux ?

Note personnelle : le terme “amener” sera à revoir et/ou à préciser plus tard. En outre, la définition de “transcender”, explicitée plus bas ici, sera sûrement amenée à évoluer au cours de la thèse. Par ailleurs, je justifierai la focalisation sur le public adulte plus tard.

Postulats de départ

Précision : les postulats sont des points posés au début de la recherche comme étant des bases que je ne remettrai pas en cause ensuite.

  • Il existe (et a existé) différents types de rapports à la nature, dont une grande partie ne sont ni anthropocentrés ni dualistes (Descola, 2015 ; Escobar, 2018). Il est possible d’identifier et d’analyser les grands déterminants permettant de caractériser et de différencier ces rapports (Flint et al., 2013 ; Muradian & Pascual, 2018).
  • Le simulation and gaming (souvent vulgarisé sous l’appellation “jeux sérieux”) crée un espace-temps spécifique qui offre un cadre ludique comprenant des dimensions de second degré et de frivolité (Brougère, 1985). Les joueurs peuvent s’y positionner avec une attitude de réflexivité concernant leurs rapports à la nature. En mettant l’accent sur l’expérience vécue, le jeu peut avoir des effets transformatifs sur les joueurs, notamment au travers de l’apprentissage expérientiel. Il offre un espace de dialogue et est un moyen de se distancier de la réalité (Crookall et al., 1987 ; Winnicott, 1988).
  • Le jeu peut ainsi permettre de « transcender » son rapport habituel à la nature. On parle ici de « transcender » (et non pas de « dépasser ») car transcender demande d’avoir d’abord compris le fonctionnement, le sens du premier modèle.
  • Le jeu peut également servir à représenter et à appréhender un système complexe. Ainsi, la forme d’un jeu décrit un modèle ou une façon de penser. Toutefois, comme toute technique, le dispositif du jeu n’est pas neutre (Almazán Gómez & Luzi, 2020 ; Ellul, 1954 ; Simondon, 2012). On ne peut pas s’abstraire des effets de design.

Cas d’étude

Ce travail de recherche se concentre sur le cas d’étude du jeu Mon lopin de mer, un jeu de société initialement destiné à la sensibilisation et à l’éducation aux systèmes socio-écologiques littoraux. Il a été conçu pour être intégré à un programme éducatif dans les écoles pour les élèves à partir de 14 ans et les étudiants. Ce projet pédagogique a été porté par l’Ifremer et le laboratoire LIENSs, en partenariat avec l’association Les Petits Débrouillards.

Mon lopin de mer appartient à la catégorie des jeux sérieux destinés à répondre aux enjeux et aux questionnements suscités par les crises écologiques actuelles. De plus, son objectif le rend caractéristique des jeux sérieux cherchant à représenter d’autres visions de la nature : ici, celle en socio-écosystèmes.

Mon lopin de mer, dans sa version avant ma thèse (photo de Nolwenn Herbreteau).

Précision : j’aurai l’occasion de présenter plus en détails ce jeu dans de prochains articles.

Cette thèse s’attachera à montrer sous quelles conditions Mon lopin de mer peut aider les individus à transcender leurs rapports à la nature. Partir d’un jeu existant nécessitera également de déconstruire celui-ci. Ainsi, ce jeu occupera une place particulière dans la thèse en étant à la fois un protocole de collecte de données et un sujet d’étude en lui-même.

Précisions du cadre de recherche

Sous-questions de recherche

  • Via le jeu sérieux étudié, peut-on provoquer chez les individus adultes la transcendance de leurs relations à la nature, y compris chez ceux issus de groupes sociaux y portant originellement peu d’intérêts et de connaissances ?
  • De quelles façons le dispositif de jeu sérieux étudié affecte-t-il différemment des individus provenant de groupes sociaux possédant des rapports à la nature très différents les uns des autres ?
  • Quels sont les mécanismes et éléments de game design qui influencent les relations à la nature des joueurs et leur conscientisation de celles-ci ?

Note personnelle : le terme “conscientisation” sera à revoir et/ou à préciser plus tard

Point d’attention : l’évaluation de la transcendance de la relation à la nature d’un joueur lors d’une expérience de jeu sérieux ne peut pas se faire en pratique sans biaiser celle-ci d’une quelconque façon. En ayant conscience de cela, je tenterai d’identifier et d’éliminer la majorité de ces biais et de bien garder en tête ceux qui ne pourront être retirés.

Déroulé “standard” d’une session de la plupart des jeux sérieux (Briefing = introduction ; Tours de jeu =moment du jeu ; Debriefing = retour animé par le facilitateur sur ce qui s’est passé et prise de recul) (Hassenforder et al., 2020).

Hypothèses quant à la transcendance des rapports à la nature

Précision : transcender ses rapports à la nature est entendu ici comme un processus de déconstruction au sens de Derrida (2004), consistant à déconstruire puis à reconstruire les rapports à la nature des individus.

  • Les individus peuvent transcender leurs rapports à la nature en identifiant (grâce aux suggestions du jeu ou par eux-mêmes) des facteurs qui participent à la construction de leurs rapports à la nature.
  • Étant donné qu’il s’agit d’un public adulte, potentiellement très imprégné d’un carcan culturel et s’exprimant de façon assez retenue / convenue : pour évaluer la transcendance de leurs rapports à la nature par les individus, l’observation de la séance de jeu (qui se focalise sur des indicateurs d’expérience vécue non-conscientisée) est plus pertinente que l’analyse classique du debriefing (qui se focalise sur les apprentissages conscients ainsi que la conscientisation).

Population envisagée

Échantillonnage d’adultes francophones selon leur type de relation (avant le jeu) à la nature le plus probable étant donné leur catégorie socio-professionnelle. L’objectif serait de comparer 3 groupes possédant des rapports à la nature initiaux supposés correspondre plus ou moins aux archétypes suivants :

  • Experts rationnels de la nature
  • Experts émotionnels de la nature
  • Néophytes indifférents à la nature
Archétypes et groupes socio-professionnels où j’envisage de les rechercher. Schéma personnel (basé sur les illustrations de Pablo Stanley).

Précision : comme vous le verrez plus bas, ces hypothèses et le choix de cet échantillonnage concernent surtout la seconde et principale partie de ma thèse (phase [2]), qui aura lieu une fois qu’on aura testé le jeu en lui-même, sur des publics moins spécifiques (phase [1]).

Hypothèses quant à la différenciation des groupes

  • Par comparaison au groupe des experts, la différence de caractéristiques des rapports à la nature du groupe des néophytes avant et après le jeu est quantitativement plus marquée.
  • Par comparaison au groupe des néophytes, la différence de caractéristiques des rapports à la nature du groupe des experts avant et après le jeu est qualitativement plus importante et les résultats montre davantage de transcendance.
  • Par comparaison au groupe des experts émotionnels (Chanvallon, 2009), l’expérience du dépassement de leurs rapports à la nature provoque des sentiments davantage négatifs chez le groupe des experts rationnels (Coquidé, 2000) en ce qu’elle vient déranger les valeurs et l’organisation de leur milieu socio-professionnel.

Transcender via la déconstruction

Méthode adaptée du concept de déconstruction, par Derrida

Derrida (2004) fait ressortir l’existence de catégories binaires qui structurent nos manières de penser et sont fondés sur des présupposés prétendument immuables tout en favorisant toujours un de ces deux pôles (par exemple « vie » contre « mort »). À partir de là, la pratique de la déconstruction consiste à identifier ces dualismes pour les remettre en cause en détricotant leurs origines socio-historiques (sans pour autant les détruire).

Derrida montre aussi l’existence d’un certain « jeu » entre les catégories, différent de la pure hiérarchie qu’on leur attribue habituellement. Largement diffusée, cette idée est parfois utilisée comme un outil conceptuel qui révèle chez certains aspects de la réalité ce qu’ils ont de constructions sociales (et donc qu’ils peuvent être déconstruits) : par exemple, les féministes proposent de déconstruire les notions du genre.

Dans ce travail, l’objectif est de permettre aux participants du jeu sérieux de décortiquer d’où proviennent et ce qui constitue leurs catégories actuelles binaires « humain » et « nature », ainsi que les relations entre ces deux pôles, dans l’objectif de les amener à reconstruire leurs rapports. Il s’agit là de ne plus opposer ces polarités mais bien de les mettre en tension, de les « faire coexister, via des jeux d’interrelations fertiles et dynamiques » (Pignier, 2017).

Jacques Derrida (source).

Protocole général de déconstruction

1. Phase [1] ou « déconstruction du jeu » : déconstruction du jeu actuel pour identifier les biais involontaires sur les relations à la nature.

→ Identifier et analyser les éléments de design du jeu qui tendent à renforcer la vision du monde actuelle des joueurs (et qui n’ont pas été consciemment conçus à cette fin).

2. Phase [2] ou « déconstruction par le jeu » : conception d’une expérience de jeu amenant les joueurs à déconstruire leurs relations à la nature.

→ Adapter consciemment ces éléments de design pour permettre aux joueurs de vivre une expérience de déconstruction à travers le jeu et de transcender leur relation dualiste actuelle à la nature.

La phase [1]

La phase [1] intervient en amont de la phase [2]. En effet, avant de transformer le jeu Mon lopin de mer (phase [2]), il fallait d’abord comprendre et identifier (phase [1]) la façon dont la version actuelle du jeu a été faite par des concepteurs possédant sûrement le même rapport à la nature que celui que l’on cherche à transcender par le jeu. Cette phase [1] permet donc de sélectionner une grande partie des éléments de game design à transformer / enlever dans la phase [2] car ils accentuent certains biais et/ou sont des leviers pour les transcender.

Précisions : la phase [1] pourrait nécessiter une thèse en elle-même. Cependant, ceci n’est pas l’objectif de cette thèse mais seulement un point de passage nécessaire. La phase [1] sera donc plus courte que la phase [2] (en finissant idéalement vers fin septembre-octobre 2023) et on acceptera qu’elle ne soit pas exhaustive.

Cette phase [1] répond à la sous-question de recherche :

« Comment et quels sont les mécanismes et éléments de game design qui influencent les relations à la nature des joueurs et leur conscientisation de celles-ci ? »

La phase [1] comprend 2 types de tests :

  • Tests [1a] ou « tests-globaux » : tests en session de jeu complète, pour valider/itérer la liste des indicateurs ainsi que les éléments de jeu qui leur sont associés, puis sélectionner ce que j’appelle pour l’instant des « indicateurs » (= les principaux biais de nos rapport anthropocentrés et dualistes à la nature) prioritaires.
  • Tests [1b] ou « tests-modules » : tests réduits, hors session de jeu complète, pour mesurer l’impact de certains éléments de game design sur des indicateurs présélectionné.
Schéma personnel pour expliciter le détail de ma phase [1].

Mon avancement, en guise de conclusion

Aujourd’hui au coeur de la phase [1], j’ai déjà mené une revue de littérature transdisicplinaire sur les rapports à la nature, tout en expérimentant le jeu pour le prendre en main et observer inductivement ces effets. À partir de ces deux éléments (théoriques et venant du terrain), j’ai réalisé une première liste d’« indicateurs » des principaux biais de nos rapport anthropocentrés et dualistes à la nature correlés de façon itérative à des « effets de design » provoqués par certains éléments du jeu. Je me plonge actuellement dans les deux protocoles de tests ([1a] et [1b]) sur lesquels je reviendrai sûrement dans le prochain Thèsomètre…

Références de l’article

Almazán Gómez, A., & Luzi, J. (2020). La non-neutralité de la technologie: Une ontologie sociohistorique du phénomène technique. Écologie amp; politique, (2), 27–43.

Brougère, G. (1985). Jeu et éducation. Jeu et éducation, 1–284.

Chanvallon, S. (2009). Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature: la Nature vécue entre peur destructrice et communion intime (Doctoral dissertation, Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne).

Coquidé, M. (2000). Le rapport expérimental au vivant (Doctoral dissertation, École normale supérieure de Cachan-ENS Cachan).

Crookall, D., Oxford, R., & Saunders, D. (1987). Towards a Reconceptualization of Simulation : From Representation to Reality. Simulation/Games for Learning, 17, 147‑171.

Derrida, J. (2004). Qu’est-ce que la déconstruction ? Commentaire, Numéro 108(4), 1099‑1100. https://doi.org/10.3917/comm.108.1099

Descola, P. (2015). Par-delà nature et culture. Gallimard.

Ellul, J. (1954). La technique ou l’enjeu du siècle.

Escobar, A. (2020). Chapitre 3. Les fondements de notre culture : Rationalisme, dualisme ontologique et relationalité. In Autonomie et design : La réalisation de la communalité. EuroPhilosophie Éditions. http://books.openedition.org/europhilosophie/978

Flint, C. G., Kunze, I., Muhar, A., Yoshida, Y., & Penker, M. (2013). Exploring empirical typologies of human–nature relationships and linkages to the ecosystem services concept. Landscape and Urban Planning120, 208‑217. https://doi.org/10.1016/j.landurbplan.2013.09.002

Hassenforder, E., Dray, A., & Daré, W. (2020). Manuel d’observation des jeux sérieux. ComMod; CIRAD. https://doi.org/10.19182/agritrop/00113

Pignier, N. (2017). Le design et le vivant : Cultures, agricultures et milieux paysagers. Editions Publibook.

Prévot, A.-C. (2021). La nature à l’oeil nu. CNRS éditions.

Simondon, G. (2012). Du Mode d’existence des objets techniques. Aubier, Paris, 368 p.

Winnicott D. W. (1988). Playing and reality (Repr). Penguin.