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AffordanceS et perceptionS : de quoi est-il vraiment question ?

Les designers et ergonomes utilisent souvent le terme d’“affordance” pour désigner l’usage suggéré par la forme des objets qu’ils conçoivent et/ou analysent. Cette même notion se retrouve fréquemment dans la littérature scientifique en design et en design de jeux et/ou de jeux sérieux.
Pourtant, la notion d’“affordance” est plus complexe qu’elle n’y paraît. Pour commencer, il existe deux grandes acceptions du terme, reposant chacune sur des postulats opposés. Selon la définition choisie, on peut donc supposer des choses complètement contraires ! De plus, il existe plusieurs types d’affordances. Enfin, il peut être pertinent de garder en tête certaines critiques portées à cette notion. C’est ce que nous allons voir dans cet article.
En voici le plan :
  1. L’affordance : deux définitions majeures, reposant pourtant sur des postulats contraires
  2. Usage contemporain de la notion d’affordance
  3. Plusieurs types d’affordances
  4. Affordances : un enjeu d’inclusivité ?
  5. De l’affordance dans les jeux ?
  6. Conclusion
 
Un poil de contexte… Je rédige ces articles dans le cadre de ma thèse en design et en géographie humaine. Ceux-ci reposent donc sur mes recherches “en cours” et n’ont pas vocation à être exhaustifs. De même, je les oriente en ayant en tête mon sujet de thèse, lequel peut se résumer par : “comment aider des individus à déconstruire leur rapport à la nature occidental via et dans un cadre de jeux sérieux ? Le cas du jeu Mon lopin de mer”. 
Exemple d’affordance utilisé en design comportemental en Islande : passages piétons peints de façon à faire croire aux automobilistes qu’il y a un relief, et les faire ainsi ralentir, sans avoir à rehausser réellement la chaussée.

1. L’affordance : deux définitions majeures, reposant pourtant sur des postulats contraires

RÉSUMÉ DE LA SECTION : la notion d’affordance à été développée dans les années 1960–1970 par le psychologue américain James J. Gibson. Sa théorie d’une affordance écologique entrait en rupture avec les idées de la perception davantage défendues à l’époque : celles des cognitivistes. Le cogniticien Donald Norman reprendra cette notion dans les années 1980 et la rendra populaire, notamment dans le monde du design. Toutefois, à rebours de la pensée de Gibson, celui-ci fera reposer le concept d’affordance sur le cognitivisme.   

James J. Gibson : théorie écologique de la perception

“Lorsque nous évoluons librement dans notre environnement, notre posture et notre locomotion s’adaptent très souplement et sans que nous en ayons conscience au terrain sur lequel nous nous déplaçons” (Luyat & Regia-Corte, 2009). Ainsi, nous n’essayons généralement pas d’atteindre des objets qui nous sont pourtant concrètement hors d’atteinte. Même un nourrisson de 4-5 mois semble effectuer des mouvements cohérents avec sa perception du monde. Ainsi, “la perception juste des conséquences de ses actions à venir est au cœur de cet ajustement entre la perception et l’action” (Luyat & Regia-Corte, 2009). Parmi toutes les actions possibles dans une situation, nous choisissons donc sans y penser une des actions cohérentes avec notre perception.  
Enfant tendant les bras pour attraper une bulle de savon qui se situe justement à portée raisonnable de ses bras, comme si elle avait conscience, rien qu’en regardant la bulle et avant d’effectuer son action, que celle-ci serait possible (photogaphie de Leo Rivas).
 
C’est cette faculté des animaux, dont l’humain, à guider leurs actions en percevant ce que leur milieu leur offre en termes de potentialités d’actions que le psychologue américain James J. Gibson propose de nommer “affordance”. Ce concept est déjà en germe dans ses écrits de 1950 et 1966 mais se concrétise surtout dans son célèbre ouvrage The Theory of Affordances en 1977 :
“Les affordances de l’environnement sont ce qu’il offre à l’animal, ce qu’il lui fournit ou lui met à disposition, pour le meilleur ou pour le pire.” —  (Gibson, réédition de 1986 : 127)
Par cette théorie, Gibson se pose en rupture des théories majoritaires de la perception de son époque comme le cognitivisme et le structuralisme. En effet, ces approches traditionnelles considèrent la perception comme un phénomène passif et indirect, dans lequel la perception est la dernière étape d’un processus de stimulation. Ainsi, l’oeil reçoit d’abord un stimulus visuel, puis il enregistre l’image et l’envoie au cerveau, avant que le cerveau ne fasse enfin sens de cette image pour que ce processus devienne véritablement “perception”. Selon ce paradigme de pensée, l’image visuelle est donc véhiculée sous la forme d’une représentation mentale intermédiaire ne faisant par encore “sens” pour le sujet-interprète. Il y a d’un côté l’environnement extérieur au sujet et, de l’autre, le sujet lui-même, qui fait sens à l’intérieur de son cerveau, via des constructions mentales, des stimuli qu’il reçoit passivement depuis l’environnement.  
Schéma de la perception visuelle reposant sur des postulats constructivistes et cognitivistes : les stimuli du monde extérieur au sujet (l’arbre) finissent, en dernière étape, par faire sens au sein du sujet via un image mentale (qui forme alors la perception de cet arbre). Ce type de façon de penser la perception est encore très ancré dans notre système éducatif français : peut-être avez-vous rencontré des schémas similaires au lycée ou en études supérieures ?
 

Contre ces postulats constructivistes et cognitivistes, Gibson propose de penser la perception comme un phénomène actif et émergent entre les actions du sujet et son environnement (entendu au sens d’un milieu dont il fait lui aussi partie). Ainsi, nous ne percevrions pas via notre oeil en créant une image mentale dans notre cerveau, mais avec notre oeil, qui effectue des micro-saccades en permanence. C’est ce lien entre nos actions (telles que le mouvement de l’oeil) et l’environnement (qui réagit, se transforme selon les actions du sujet notamment, par exemple en nous apparaissant sous différents angles de vue) qui fait que la perception émerge progressivement de cette boucle de feedbacks permanents. La perception et l’action sont donc indissociables.

“Le premier postulat [de Gibson] définit donc le lieu où prend place la perception, à savoir le système animal-environnement. Le deuxième postulat, l’indissociabilité entre la perception et l’action, définit, quant à lui, ce qui cause, ce qui permet la perception.
L’information […] n’est ni une propriété de l’environnement ni une propriété de l’animal, elle est ce que l’animal, par son action fait émerger de l’environnement et qu’il saisit.”
— (Luyat & Regia-Corte, 2009 : paragraphes 7 et 12)  
Exemple de travaux réalisés avec la même idée d’une “perception active” que Gibson. Ici, l’expérience “Tactile Television” de Paul Bach-y-Rita pour tester la potentialité pour des aveugles d‘apprendre à voir par le toucher (Bach-y-Rita et al., 1975) : des picos sur leur dos (sur la chaise) se relèvent ou s’abaissent en fonction de là où la caméra associée est dirigée, permettant de créer des “images” haptiques des images visuelles enregistrées. Cet exemple (qui n’est pas gisbonien) illustre l’idée de perception active de Gibson : les aveugles ne disent avoir la sensation de “percevoir” des images que lorsqu’ils contrôlent eux-mêmes la caméra et que celle-ci n’est pas manipulée par quelqu’un d’autre. Ainsi, ce sont les actions du sujet (via la caméra, ou les yeux pour les voyants), mêlées au stimuli de l’environnement, qui font émerger activement la perception du sujet.
 

Gibson réfute donc les pensées dualistes séparant l’objet du sujet, le corps de l’esprit, pour proposer un phénomène (= la perception) émergeant dans l’interaction entre les deux. Ainsi, la perception est directement signifiante pour l’individu car elle ne se déroule pas dans un second temps en lui, mais bien directement via ses actions. Cela va de pair avec l’idée que les animaux s’adaptent à leur milieu, d’où l’appellation (utilisée par Gibson lui-même) de théorie “écologique” de la perception. D’autres y font également références via les termes “théorie de la saisie d’information” ou “théorie de la perception directe” (Luyat & Regia-Corte, 2009).

De plus, les mouvements de son propre corps lorsqu’il entre en interaction avec son environnement sont perçus par l’individu via sa proprioception (Brougère & Savignac, 2024). L’exteroception (perception du monde extérieure) est ainsi indissociable de cette proprioception (ou “perception globale du moi” = “egoréception” pour Gibson). C’est pourquoi Gibson va jusqu’à dire que :

“Percevoir le monde est se copercevoir.”
— (Gibson, réédition de 1986 : 141)  
Citation de Gibson.

Affordances écologiques selon Gibson

Pour formaliser son concept d’affordance, Gibson s’appuie sur :

  • sa théorie écologique de la perception ;
  • la psychologie gestaltiste, très connue en design, selon laquelle 1) chaque chose nous informe sur ce que l’on peut faire avec elle et 2) nous percevons ce potentiel usage avant d’autres caractéristiques de l’objet (comme sa couleur) (Koffka, 2013) ;
  • la psychologie développementale de Heinz Werner selon lequel les objets nous pousseraient à agir via leurs caractéristiques perceptibles (Morgagni, 2011). Ainsi il y aurait un lien direct entre l’expérience par le sujet de l’environnement et ses propres sensations motrices et/ou émotionnelles.

Gibson qualifie son concept d’“affordance écologique” afin de ne pas confondre avec d’autres acceptions du terme. Il s’agit d’opportunités d’actions présentes dans l’environnement pour un sujet qui va les détecter (percevoir) via et pour mettre en place ses actions. Ainsi, la chaise a une affordance de s’asseoir (a chair afford sitting) pour le sujet-humain. Mais elle en aura peut-être d’autres pour d’autres êtres : par exemple, elle afford de s’enrouler autour d’elle, d’être un support, pour un sujet-serpent. De même, la tasse à café permet et invite un individu doté d’une main, des compétences nécessaires, de sens et d’un “besoin de saisir” de le faire. L’affordance est tellement ancrée dans notre relation transductive à l’environnement que nous la confondons souvent avec la chose en soi.

Illustration de la double affordance de la chaise selon le sujet-humain ou le sujet-serpent.
  Toutefois, la définition de l’affordance de Gibson demeure ambigüe. En effet, selon les passages de son texte, elle y est décrite soit comme une “donnée invariante de l’environnement qu’elle soit perçue ou pas”, soit comme “une propriété émergente qui n’existe qu’en rapport avec l’animal” (Luyat & Regia-Corte, 2009). De cette façon, il n’est pas clair si 1) l’affordance existe en soi, que l’animal la perçoive ou non (affordance réelle ou naturelle), ou 2) si elle n’existe que dans le rapport émergent animal-environnement qui permet à l’animal de percevoir (affordance perçue).
  1. AFFORDANCES RÉELLES — Cela donnerait comme définition de l’affordance : “The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill” (Gibson, 1986 : 127). De cette façon, il s’agirait des propriétés de l’environnement que l’animal, dans son approche dynamique à l’environnement, peut ou non percevoir. → L’affordance regroupe l’ensemble des potentialités d’action d’une chose.
  1. AFFORDANCES PERÇUES— Ici l’affordance serait davantage le fait une propriété actionable entre l’environnement et l’animal. → L’affordance ne regroupe que les potentialités d’action d’une chose que le sujet perçoit à ce moment-là.
  De ce flou est née une scission entre les tenants actuels de l’approche écologique, c’est-à-dire ceux poursuivant la théorie de Gibson : “d’une part, ceux qui définissent l’affordance comme une propriété de l’environnement (Turvey, 1992) et ceux qui la définissent comme une propriété de la relation animal/environnement (Stoffregen, 2003)” (Luyat & Regia-Corte, 2009).Par ailleurs, l’affordance réelle selon Gibson ne serait pas supposée changer en fonction des besoins ou des désirs d’un individu. Ainsi, “le sujet peut ou non percevoir ou prêter attention à l’affordance en fonction de ses besoins mais celle-ci est toujours là pour être perçue” (Luyat & Regia-Corte, 2009). Ce dernier postulat va à l’encontre des présupposés gestaltistes.Dans les deux cas, “les objets nous informent de leurs usages possibles au même moment où nous les percevons” puisque l’affordance de Gibson repose sur le principe de perception active écologique (Brougère & Savignac, 2024 : 19). Le flou demeure seulement sur là où demeurent les affordances : existent-elles en elles-mêmes dans l’environnement mais ne sont perceptibles que par une relation animal-environnement ? Ou émergent-elles de cette relation environnement-animal que forme la perception par le sujet des affordances ?
Illustration du concept d’affordance de Gibson.
 

Transformation et diffusion par Donald Norman : les affordances cognitives

Les tenants de l’approche cognitiviste ont beaucoup critiqué l’idée gibsonienne d’une perception directe (Fodor & Pylyshyn, 1981 ; Ullman, 1980). Selon eux, cette théorie écologique accorde trop d’importance à l’environnement, tandis que les intentions des individus, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent, sont trop minimisés voire oubliés. Pour ces auteurs, la théorie de la perception de Gibson peut être qualifiée d’“éliminativisme cognitif” (Luyat & Regia-Corte, 2009 : paragraphe 18).

Parmi eux, le psychologue cognitiviste américain Donald Norman a repris le concept d’affordance et l’a transporté dans des domaines plus variés que ceux de la psychologie : en particulier en ergonomie et en design. Son ouvrage de 1988, The design of everyday things est ainsi devenu un texte canonique au sein de la discipline du design.

 
Une des nombreuses illustrations tirées de la couverture du livre “The design of everyday things” que l’on peut retrouver, dû à la popularité encore actuelle de ce livre.
 

Toutefois, Norman a également transformé le concept d’affordance lui-même en le ramenant au design. En effet, à rebours de la pensée écologique de Gibson, Norman rattache à nouveau l’affordance à une approche cognitiviste. C’est pourquoi on peut ici parler d’“affordance cognitive”, pour distinguer cette version du concept de celle d’“affordance écologique” de Gibson (Brougère & Savignac, 2024). Ainsi :

“[L’affordance est] dépouillé[e] de tout ce que l’approche gibsonienne lui avait attaché dans son rapport au pragmatisme et au dépassement métaphysique du dualisme. L’affordance de Norman devient un simple outil, utilisable conjointement à d’autres pour concevoir des objets fonctionnels.” — (Brougère & Savignac, 2024 : 19)  

De cette façon, Norman (2013) définit l’affordance comme “the perceived and actual properties of the thing, primarily those fundamental properties that determine just how the thing could possibly be used”, c’est-à-dire “les propriétés perçues et réelles d’une chose, principalement les propriétés fondamentales qui déterminent comment cette chose peut être utilisée”. Autrement dit, il s’agit de la propriété par laquelle les caractéristiques physiques d’un objet ou d’un environnement influencent sa fonction.

En ergonomie (mais aussi en design) ce concept est alors utilisé comme un outil pour rendre l’utilisation d’un objet ou d’un service “intuitive” via un travail formel. L’objectif est ainsi de concevoir des artefacts qui offrent des indices à leurs potentiels utilisateurs quant à leurs fonctions et leurs usages possibles (Costanza-Chock, 2020).

 
Exemple de conseils pour concevoir un interrupteur dont la forme indique le bon geste pour allumer/éteindre l’interrupteur.
 

L’efficacité d’un artefact conçu augmente lorsque sa forme et sa fonction coïncident, car cela lui donne une meilleure capacité à évoquer son utilisation, sa fonction, et à ce que cette évocation soit perçue. Ainsi, “a chair afford sitting” (exemple vu précédemment avec Gibson) signifie davantage ici : cette chaise “est faite pour” s’asseoir. Toute la question ensuite sera de savoir si elle est “perçue” ou non par les utilisateurs comme permettant de s’asseoir. C’est pourquoi, dans sa réédition de son livre en 2013, Norman distingue deux types d’affordances, un peu comme Gibson :

  • les “affordances perçues” (qui dépendent de l’interprétation de l’utilisateur ; ce sont des actions perçues comme possibles).
  • les “affordances réelles” (qui existent indépendamment de leur perception ; ce sont des actions réellement possibles à partir de l’objet, même lorsqu’elles sont non perçues comme telles).

L’affordance de Norman est ce qui provoque une interaction spontanée entre un environnement et son utilisateur, via la perception que ce dernier a des possibles d’actions offerts par l’artefact et ses propres capacités à réaliser l’action. C’est pourquoi on peut dire que l’affordance normanienne peut être résumée comme un “appel à l’action”.

   
Une des définitions de l’affordance par Norman.
RAPPELS DES DEUX VISIONS DE L’AFFORDANCE :
  • Selon Gibson : l’affordance est une propriété qui émerge de la relation de l’animal avec son environnement/avec les objets avec lesquels il interagit.
  • Selon Norman : l’affordance est une des propriétés des objets que le cerveau interprète passivement.
  • Selon les deux : il y a un flou sur l’existence “en soi” ou non de ces affordances (existent-elles quand on ne les perçoit pas ?), bien que Gibson penche davantage en faveur des “affordances réelles” et Norman des “affordances perçues”.

 

2. Usage contemporain de la notion d’affordance

RÉSUMÉ DES SECTIONS RESTANTES : Aujourd’hui, c’est la définition normanienne de l’affordance qui est la plus utilisée. À partir d’ici, nous allons donc nous concentrer sur celle-ci : sauf indication contraire, le terme “affordance” référera donc à l’“affordance cognitive” dans la suite de cet article. Mais cette affordance peut être de plusieurs types et pour différents types d’utilisateurs, ce qui laisse entrevoir des inégalités de perception et d’action des affordances selon les profils et les circonstances. Par ailleurs, on s’interrogera sur notre capacité à apprendre à percevoir des affordances. Enfin, nous ferons un focus sur l’usage de la notion d’affordance dans la littérature des jeux (qui m’intéresse particulièrement pour ma thèse).  

Définition la plus répandue de l’affordance

Selon Norman une affordance est donc une propriété d’un objet qui évoque ses usages/fonctions possibles par et auprès d’utilisateurs, via une correspondances entre ses indices formels et ses fonctions réelles. Le terme anglais (dérivé de to afford) est conservé en français, car cela permet d’éviter l’idée d’intention (contrairement à une traduction en “invite à”, par exemple).

Note de l’auteur : bien entendu, les tenants d’approches reconnaissant l’agentivité (agency) d’autres êtres, et surtout celle des artefacts techniques, souhaiteront peut-être volontairement traduire le terme anglais, afin de mieux traduire également ce paradigme de pensée.

Par exemple, une poignée de porte peut donner l’impression, seulement par sa forme perçue visuellement et la connaissance/l’expérience qu’un individu a de ses propres capacités physiques, qu’il faut tirer la porte ou la pousser. Le phénomène de l’affordance s’observe alors par l’interaction spontanée entre l’utilisateur et cet objet : ici, ouvrir la porte spontanément en utilisant la poignée de la bonne façon pour y parvenir.

 
Exemple canonique (en design) de l’affordance des poignées de portes, d’après Gaver (1991). Il semblerait qu’un drame historique ait montré le peu d’affordance de certaines poignées de portes et ainsi poussé à l’invention des portes de sécurité dotées d’une barre “anti-panique”, (ici image B). Lors de l’incendie d’une grande salle accueillant du public, une grande partie d’entre eux seraient morts car ils n’arriveraient pas à ouvrir les portes : 1) tout d’abord, l’affordance étant mal perceptible, ils n’avaient pas intuitivement compris comment les ouvrir ; 2) ensuite, ces portes s’ouvraient en tirant, mais les personnes accumulées entre-temps derrières elles et pressant contre les portes pour s’enfuir avait empêché d’effectuer l’action d ‘ouverture enfin comprise.
 
Qui n’a jamais rencontré une porte dont l’affordance n’était pas suffisamment perceptible et où il était écrit “pousser” ou “tirer” car l’indication seule de la forme était insuffisante ?
 

Aujourd’hui cette version normanienne du concept d’affordance est la plus répandue et utilisée : que ce soit en design, en ergonomie ou même en conception de jeux… L’affordance est une notion de base de la discipline récente du “design d’expérience utilisateur”, qui consiste notamment à enquêter sur les besoins, mais aussi sur les usages et perceptions de potentiels utilisateurs pour mieux y adapter les affordances conçues de leurs artefacts. De même, Donal Norman est devenu un emblème du design contemporain, à travers son ouvrage et sa société de conseil en interface utilisateur et en expérience utilisateur, NNgroup, cofondée en 1998 avec Jakob Nielsen.

Des affordances qui sont perçues ou non selon les cas ?

Les affordances sont toujours relatives à un sujet qui les perçoit. C’est pourquoi leur signification (pour l’individu) ainsi que les interactions qu’elles rendent possibles dépendent du “standpoint” de l’individu, constitué de trois grands facteurs socio-individuels (Gaver, 1991) :

  • laculture (individuelle et sociale)
  • l’expérience de l’individu
  • l’apprentissage individuel

Par exemple, lorsque je perçois une chaise, je reconnais son usage car j’ai connu de nombreuses chaises par le passé (Costanza-Chock, 2020). C’est également un objet répandu dans la société : j’ai donc pu voir de nombreuses autres personnes s’en servir pour s’assoir. Et même s’il s’agit d’un autre modèle de chaise, sa forme globale — celle qui contient les indices formels d’affordance — est restée la même.

Simonian et al. (2016) vont jusqu’à détailler ce qu’ils nomment des “affordances socioculturelles”, c’est-à-dire des affordances apprises en société, via et reflétant des us et coutumes. Ils prennent comme exemple la marelle : son tracé sur le sol dégagé afford la possibilité de jouer à plusieurs (“affordances collectives”) tandis que ses tracés forment des espaces séparés et afford des sauts ne dépassant pas ces lignes (“affordances déontiques”).

 
Marelle éphémère tracée à la craie sur du bitume, servant de jeu collectif.
 

Cependant, si l’approche de Norman est d’abord internaliste — le sujet détermine le sens de l’objet par interprétation — le designer peut concevoir des affordances pour guider l’utilisateur et/ou évaluer les affordances au sein d’un artefact pour tenter de l’améliorer (ex : critères ergonomiques de Bastien et Scapin). Pour ce faire, le concepteur peut articuler les affordances à certaines contraintes qui vont encadrer les actions de l’individu les percevant (Norman, 2013). Ces contraintes peuvent être de plusieurs types (pouvant se rejoindre) : physiques, sémantiques (fondées sur nos connaissances), culturelles et logiques. Les affordances et les contraintes sont ainsi un ensemble de structures rendant possibles et signifiantes certaines actions.

Norman décline cette typologie à travers l’exemple d’un jouet Lego à monter soi-même, représentant un motard et constitué de 15 pièces. Il prend cet exemple comme preuve d’une bonne conception des contraintes dans l’artefact, rendant affordant son montage, sans lire de mode d’emploi :

  • Placer les pièces de façon à ce qu’elles accrochent entre elles → contrainte physique
  • Placer la tête sur le haut du corps et dans le bon sens et le label “police” dans le sens lisible → contrainte sémantique
  • Placer les trois types de phares (rouge, bleue et jaune) aux endroits dédiés → contrainte culturelle
  • Placer le motard dans le sens de la direction de sa moto → contrainte logique
 
Modèle de la figurine Lego prise comme exemple par Don Norman.

Évolution de la perception des affordances

Nous apprenons au quotidien à percevoir de nouvelles affordances et à s’adapter à de nouvelles interactions. Certains auteurs distinguent ces affordances “culturelles” (nécessitant un apprentissage préalable pour être perçues) d’affordances dites “naturelles” (perçues spontanément) (Brougère & Savignac, 2024).

Concernant les affordances culturelles, l’usage et les fonctions de la majorité des objets ne font sens pour nous qu’en les ayant expérimentés plusieurs fois et/ou en ayant observé d’autres les expérimenter. Cette expérimentation passe par des itérations entre exploration de l’objet/de l’environnement (discovery en anglais) et feedbacks reçus quant aux actions disponibles selon les interactions (Berger & Adolph, 2007).

 
Expérimentation autour de l’apprentissage par renforcement de nouvelles affordances : dans le premier cas, le bouton carré se presse et le bouton “soleil” se tourne. Dans le second, c’est le carré qui se tourne et le “soleil” qui se presse. La perception de l’affordance du troisième bouton (rond) dépendrait alors des expériences précédentes de comportements des boutons carré et “soleil” (Liao et al., 2022).
 

Ces affordances apprises peuvent ensuite être reconnues dans des formes similaires mais non identiques : par exemple, les anciennes touches de clavier avaient une affordance de forme et de pression incitant à presser les touches de haut en bas à l’aide d’un seul doigt à la fois. Les claviers plus récents des ordinateurs portables ont conservé certains de ces indices (taille des touches, lettres, enfoncement à la pression…) mais pas la hauteur significative d’un “bouton”. Néanmoins, pour les utilisateurs ayant suffisamment appris inconsciemment les affordances relatives aux autres claviers, l’affordance de celui-ci apparaît spontanément.

 
Exemple des claviers et de la disparition de certains indices perceptifs n’empêchant tout de même pas l’affordance (car il y a eu apprentissage précédemment).
 

Ainsi, pour s’assurer de l’acceptabilité d’une innovation, il est nécessaire de s’assurer de conserver un certains nombres d’indices d’affordances déjà connus par une partie des potentiels utilisateurs. Si le produit est trop innovant par son lien entre sa forme et sa fonction, il lui sera difficile deconstruire sa propre affordance. Ainsi, comme on le retrouve dans l’article du blog Usabilis : “C’est un équilibre délicat consistant à s’appuyer sur des usages ancrés d’une part, et d’autre part la création d’un effet de “rupture” qui ouvre sur de nouveaux usages, nouvelles pratiques qui vont séduire les utilisateurs. Ce nouveau corpus de comportements deviendra parfois à son tour une nouvelle référence de l’affordance perçue ! C’est toute la difficulté d’une “innovation dans les usages” ou d’une “innovation des usages” d’un produit”.

3. Plusieurs types d’affordances

Grande diversité d’affordances

Les affordances ne sont pas que visuelles. Elles peuvent concerner d’autres sens (Gaver, 1991). Par exemple, nous reconnaissons parfois un état et/ou une action possible à travers des interfaces de fait sonores, comme le “clic” qui afford l’ouverture d’une porte blindée lorsque le bon code a été positionné avec les cadrans. De même, les crans de ces serrures à combinaison invite à s’arrêter aux bons emplacements des chiffres. Par ailleurs, la chaleur ressentie d’une poêle confirme sa capacité à cuire ; le poids d’un marteau à enfoncer un clou…

 
Porte blindée de coffre-fort avec serrure à combinaison.
 

De même, les affordances peuvent mobiliser plusieurs sens à la fois et/ou de façon séquentielle. D’ailleurs, certaines possibilités d’actions perçues sont complexes car elles demandent une première affordance pour en découvrir d’autres ensuite. On nomme celles-ci des “affordances séquentielles” (Gaver, 1991), comme dans l’exemple illustré ci-dessous. Parfois, cette complexité est souhaitée par le concepteur : par exemple, décharger une interface numérique en ne permettant d’accéder à certaines actions qu’après avoir cliqué lorsque le pointeur de la souris forme une main plutôt qu’une flèche (première affordance).

 
Exemple d’affordances séquentielles pour ouvrir un porte, d’après Gaver (1991).

Les affordances séquentielles sont donc une affaire de temporalité. Toutefois, il existe également des affordances liées à l’espace ou “affordances spatiales” (nested affordances) (Gaver, 1991). Ces affordances-là sont regroupées spatialement. Pour reprendre l’exemple de la porte, sa séparation du mur suggère qu’il s’agit d’un point d’entrée mais sans indiquer de quelle façon la porte peut être ouverte. C’est le type de poignée, regroupé spatialement avec la porte, qui afford le geste d’ouverture. Il faut donc bien à la fois la porte et la poignée pour que l’action possible soit perçue. Un mur comportant une poignée ne suggérera pas forcément une action d’ouverture, ou alors cela sera qualifié de “fausse affordance”, puisque l’action ne sera pas concrètement possible (→ voir typologie dans la partie suivante).

 

Plus ou moins bonnes affordances

Mème personnel…

Plutôt que de parler de “bonnes” ou de “mauvaises” affordances, comme le fait Norman, Graver (1991) propose de classer les affordances en 4 grands types selon 2 critères :

  • Y a-t-il une affordance objectivement produite par les concepteurs ?
  • Une affordance est-elle subjectivement perçue par l’utilisateur ?
 

Mis sous forme de tableau, cela donne :

Typologie des affordances de Gaver (1991).
 

Et plus précisément, cela donne :

  • REJET CORRECT — Il n’y a pas de conception d’affordance ni de perception d’une fausse affordance. C’est un non-usage correct.
  • AFFORDANCE PERCEPTIBLE — Le concepteur produit une affordance qui est bien perçue par l’utilisateur. Par exemple, un utilisateur habitué d’internet saisira qu’un lien hypertexte sous-ligné en bleu afford de renvoyer vers une page web.
  • AFFORDANCE CACHÉE / DISSIMULÉE — L’affordance produite par le concepteur n’est pas perçue par l’utilisateur. Par exemple, le lien hypertexte est bien sous-ligné en bleu mais l’utilisateur ne connaît pas les codes de la navigation web.
  • AFFORDANCE FAUSSE / TROMPEUSE / FANTÔME— Quelque chose dans l’objet est perçu comme une affordance par l’utilisateur alors que cela n’avait pas été conçu comme tel (et ne permet pas de concrétiser l’action entrevue). Par exemple, le concepteur a sous-ligné un mot sur la page web pour le mettre en avant, sans penser que cela serait perçu comme un lien hypertexte pour un utilisateur habitué d’internet. L’utilisateur pourrait alors essayer de cliquer dessus sans succès, ce qui va assurément déboucher sur une mauvaise (“fausse”) expérience. Un exemple inverse : un pan de portes vitrées sans vitre peut nous “tromper” en freinant une personne dans son déplacement car elle pourrait percevoir l’affordance habituelle de la vitre empêchant de passer (“disaffordance” → voir plus bas).

L’inverse de l’affordance : non-affordance ou disaffordance ?

Selon Norman, la non-affordance consiste à un ensemble d’indices permettant de percevoir ce qu’il n’est pas possible de faire avec un objet. Il peut y en avoir un très grand nombre étant donné qu’il s’agit de toute les actions non-réalisables et perçues comme telles : par exemple, une porte sans vitre non-afford de voir à travers… Il est donc assez rare d’employer ce terme qui peut rapidement produire une liste à la Prévert.

Un concept qui semble plus riche à utiliser est davantage celui de la disaffordance. Il s’agit d’indices qui permettent de percevoir les actions qui vont possiblement être bloquées et/ou contraintes par l’objet. Ainsi, une barrière disafford la possibilité d’entrer sur un terrain. Les disaffordances sont notamment utilisées volontairement en conception carcérale.

 
Clôture dissafordant l’entrée sur un terrain.

4. Affordances : un enjeu d’inclusivité ?

Affordances pour certains

Comme on l’a vu, les affordances ne peuvent être perçues que dans certaines conditions et via certains critères. De cette façon, elles ne peuvent pas êtres toutes perçues par tous. C’est pourquoi de nombreux auteurs de littératures décoloniale et inclusive critique l’idée d’une affordance “en soi” et/ou “pour tous”.

Costanza-Chock (2020) constate que Norman omet grandement les concepts de “race, class, gender, disability, and other axes of inequality”, c’est-à-dire la diversité des profils humains, lorsqu’il détaille son concept d’affordance. De même, dans The design of everyday things, Norman n’évoque la question du langage qu’une fois (et ce dans une note de bas de page), tandis qu’il ne traite qu’une fois également des “special people” (parmi lesquels il choisi l’exemple des gauchers).

“The book is a compendium of designed objects that are difficult to use that provides key principles for better design, but it almost entirely ignores […] aspects of the matrix of domination shape and constrain access to affordances. Design justice is an approach that asks us to focus sustained attention on these questions, beginning with ‘how does the matrix of domination shape affordance perceptibility and availability?'”
— (Costanza-Chock, 2020 : 37)  

La première inégalité dénoncée se situe dans la perception des affordances. Une même affordance n’est jamais “equally perceptible” pour tout le monde et/ou elle privilégie certains types de personnes au détriment d’autres (Costanza-Chock, 2020) : par exemple, les voyants par rapport aux non- ou mal-voyants ; les personnes parlant/lisant/écrivant la langue nationale (et surtout l’anglais) contre les analphabètes et/ou les personnes dont ce n’est pas la langue maternelle… Sans entrer dans les détails, les concepteurs ont tendance à concevoir pour un certain type d’utilisateurs, lesquels vont percevoir certains types d’affordances (qui seront souvent moins ou non perçues par d’autres publics). Ainsi, on conçoit souvent inconsciemment pour des archétypes d’individus, et/ou des personnes nous ressemblant (souvent “unmarked”), ainsi que pour des profils correspondant à une moyennisation des données récoltées en enquête (lissant les différences individuelles).

Les inégalités de perception d’une affordance peuvent parfois être tempérées par d’autres affordances, lesquelles viennent renforcer par d’autres moyens l’invitation à l’action. Par exemple, dans le film Gravity, le tableau de bord d’une station spatiale est écrit en mandarin alors que l’astronaute qui cherche à le décrypter est anglophone. Le langage écrit ne lui est donc d’aucune affordance, mais les emplacements des touches sont les mêmes que ceux des tableaux de bord anglophones. Par son expérience et sa connaissance personnelle, l’astronaute perçoit donc l’affordance spatiale des touches et en tire du sens pour appuyer aux bons endroits.

 
Exemple de la scène dans le film “Gravity”, face au tableau de bord en mandarin.
 

Par ailleurs, d’autres affordances sont bien perçues par des publics mais ceux-ci n’ont pas les capacités de mettre en oeuvre la possibilité d’action perçue : ces affordances ne sont pas “equally available” (Costanza-Chock, 2020). Par exemple, des marches afford de se déplacer entre deux étages, mais refusent cette possibilité à ceux dont le type de mobilité rend les escaliers difficiles ou impossibles à utiliser (Gaver, 1991).

 
Personne à mobilité réduite percevant l’affordance des escaliers mais ne pouvant pas les emprunter.
 

Plusieurs mouvements en design (Value-­Sensitive Design, Universal Design ou Inclusive Design) dénoncent ces inégalités de perception et/ou d’accès aux affordances. Ils incitent à englober la plus grande partie des types d’utilisateurs pour éviter le “discriminatory design” (Costanza-Chock, 2020).

Toutefois, comme les affordances dépendent directement de la culture, de l’expérience et de l’apprentissage des individus, les partisans de la design justice affirment qu’il n’est pas possible de concevoir des affordances complètement inclusives. Pour ce courant de pensée, il s’agit donc davantage de reconnaître et de réfléchir aux personnes que l’on inclut et exclut d’un artefact lorsqu’on le conçoit. Dit autrement, il s’agit de reconnaître la dimension politique (au sens large) du design.

“An object’s affordances are never equally perceptible to all, and never equally available to all; a given affordance is always more perceptible, more available, or both, to some kinds of people. Design justice brings this insight to the fore and calls for designers’ ongoing attention to the ways these differences are shaped by the matrix of domination.” — (Costanza-Chock, 2020 : 39)  

Affordances conçues et désanthropocentrées ?

On l’a vu, Gibson parle explicitement d’affordance comme d’une notion concernant tous les “animaux”, c’est-à-dire tous les êtres dotés de perception active (sachant que l’exclusion des végétaux pourraient désormais être débattue). Ainsi, un buisson afford de se cacher pour un rongeur tandis qu’il peut afforder de franchir cet obstacle pour un animal plus grand. Pour les cognitivistes en revanche, c’est la capacité mentale d’interprétation (rendue possible par un cerveau) qui permet la perception d’affordances : c’est pourquoi seuls les animaux considérés comme possédant ces deux caractéristiques sont concernés par la notion d’affordance de Norman. Mais prenons ici le sens donné par Gibson. 

Lors de la conception d’artefacts désanthropocentrés — comme tente de le faire en France le collectif Zoepolis — les designers peuvent s’interroger, comme en conception centrée humain, sur les destinataires des affordances qu’ils vont concevoir. Pour ce faire, ils doivent tenter de comprendre au mieux le monde propre (ou Umwelt) de l’autre espèce, c’est-à-dire ce qu’elle perçoit et co-construit comme monde. Par ailleurs, il s’agit non seulement de comprendre ce qu’elle perçoit, mais aussi de comprendre ce qui fait sens pour elle dans son monde sensoriel. Par exemple : l’Umwelt d’un chien semble principalement guidé par l’odorat, même s’il possède la vue ; certaines plantes réalisent d’importantes réactions biochimiques en ressentant les ondes électromagnétiques ; les tiques sautent sur les mammifères lorsqu’elles perçoivent l’acide butyrique…

Note de l’auteur : je fais moi-même partie du collectif Zoepolis, en tant que designer d’expérience, d’où mon intérêt spécifique pour le sujet des affordances du point de vue désanthropocentré. De plus, mon sujet de thèse invite à explorer d’autres façons d’être en rapport avec les autres vivants : s’interroger sur les affordances que ceux-ci perçoivent en est une.  

En rajoutant la notion d’affordance à celle d’Umwelt, il s’agit non plus seulement de comprendre le monde propre d’une autre espèce mais de la comprendre selon la théorie de la perception active de Gibson. Ainsi, l’animal doit être capable d’effectuer certaines actions pour percevoir activement l’affordance d’objets invitant et permettant ses actions. Dans l’exemple illustré ci-dessous, le chien perçoit le tabouret tournant mais ne peut pas s’asseoir dessus sans tomber (à la différence de l’humain). La forme même de l’objet ainsi que son caractère mobile ne paraissent pas adaptés à la morphologie et aux mouvements du chien. C’est pourquoi, contrairement au canapé, au tabouret et aux chaises plus larges et stables, le tabouret tournant n’afford pas pour le chien le fait de s’asseoir (représenté en marron). Cet objet afford davantage un obstacle (représenté en vert).

 
Sens donné aux différents éléments d’une même pièce selon le point de vue de deux animaux : planche 2, un humain ; planche 3, un chien. La couleur marron représente des objets faisant sens comme rendant possible le fait de s’asseoir (qu’on peut interpréter comme de l’affordance) alors que la couleur verte représente des obstacles contraignant les mouvements (Uexküll, 2004).

5. De l’affordance dans les jeux ?

Note de l’auteur : je m’intéresse aux jeux sérieux à travers mon sujet de thèse. C’est pourquoi je réalise ici une petite focale sur les liens entre jeux et affordance.

Les concepteurs et les chercheurs des domaines du jeu ont repris le concept d’affordance employé en design (soit l’affordance au sens de Norman). Toutefois, cet emprunt est parfois inconscient, voire la notion elle-même l’est, pour les concepteurs de jeu (Brougère & Savignac, 2024). Par exemple, l’inventeur du basketball, James Naismith, a réinvesti — sans le nommer ainsi — l’affordance préexistante d’un panier (basket) invitant à contenir quelque chose, en “panier de basket” affordant d’accueillir un ballon.

 
Panier de basket (photographie de Markus Spiske).
 

Le terme d’affordance semble davantage utilisé consciemment dans les domaines du jeu aujourd’hui. Il a d’ailleurs même fait l’objet d’une entrée dédiée au sein du tout récent Dictionnaire des sciences du jeu (Brougère & Savignac, 2024). Ainsi, de nombreux jeux de sociétés ou vidéos sont en partie décryptés via ce prisme :

“Le cavalier du jeu d’échecs suggère le fait que la pièce peut être prise en main, qu’elle pourrait sauter comme peuvent le faire les équidés, tout comme les bords de l’échiquier présentent la fin d’un monde, de façon intuitive, sans qu’il y ait besoin de longues explications, de la même manière que l’alternance des cases blanches et noires trace des diagonales qui offrent la possibilité d’être empruntées.”
— (Brougère & Savignac, 2024 : 18)  
Cavalier d’un jeu d’échecs (photographie de Praveen Thirumurugan).
 

Norman, déjà, avait considéré le cas de la conception de jeux comme étant à part (Brougère & Savignac, 2024). Selon-lui, les jeux demandent de rendre les tâches des joueurs délibérément et artificiellement difficiles (contrairement aux autres types d’artefacts pour lesquels ont cherche à rendre intuitifs les usages possibles). Souvent, une partie du plaisir du joueur est justement de devoir deviner ce qui doit être fait, et comment. Si les affordances sont trop évidentes, le plaisir ludique peut en être diminué. Néanmoins, il faut que le joueur puisse trouver comment réaliser ses tâches dans le jeu. Dès lors :

“[Les affordances devraient être] suffisamment perceptibles pour être utilisées tout de suite lorsqu’il le faut, être suffisamment dissimulées lorsqu’il est nécessaire de faire chercher le joueur.”
— (Brougère & Savignac, 2024 : 20)  

Une affordance trop bien “cachée” par les concepteurs peut sortir le joueur du jeu. Dans un jeu vidéo par exemple, si le joueur est complètement bloqué, il va parfois aller chercher des solutions sur des forums en ligne. Ces réponses décrivent généralement ce qui aurait dû être perçu dans le jeu, de quelle façon et/ou quels types d’actions auraient dû être associées à cette perception.

Cette recherche d’un équilibre peut être rapprochée de la notion de flow, très utilisée dans le domaine des jeux sérieux (Csikszentmihaly et al., 2014). Il s’agit d’une théorie explicative d’une partie de la motivation intrinsèque des joueurs : pour avoir du plaisir à jouer, il faut que les objectifs du jeu ne soient pas trop faciles à atteindre ; mais il faut quand même avoir la sensation qu’ils sont atteignables par le joueur. Le flow correspond ainsi à un bon équilibre, à la maximisation de la relation entre les défis et l’habilité du joueur. Les affordances font partie des facteurs jouant sur ces deux variables et peuvent être conçus de façon à ajuster le sentiment de flow.

 
Représentation schématique du “flow”. Celui-ci correspond à l’espace libéré entre 1) le trop-plein de difficultés à atteindre la tâche, provoquant de l’anxiété chez le joueur ; et 2) la trop grande facilité à réussir, entrainant de l’ennui chez le joueur (Csikszentmihaly et al., 2014).

Pour trouver ce bon compromis, Norman va jusqu’à énoncer 6 “contre-règles” de conception des affordances spécifiques aux jeux. Par exemple : “ne pas donner de feedback du tout” comme au colin-maillard où les yeux sont bandés ; “cacher les parties critiques, dissimuler les choses” comme dans une chasse au trésor ou un escape game

6. Conclusion

On le voit, la notion d’affordance résonne à travers différents domaines contemporains, autant au sein de la pratique des professionnels que des écrits des chercheurs. Selon les cas, elle reflète une vision du monde plutôt :

  • Interactionniste, à la Gibson — La perception est active. L’affordance est une façon d’être et de co-créer son monde. Elle existe en soi et peut être perçue par l’ensemble des êtres vivants disposant de capacité d’action.
  • Cognitiviste, à la Norman — La perception est passive. L’affordance n’est qu’un outil. Elle n’existe que lorsqu’elle est perçue et demande une capacité d’interprétation rendue possible par le cerveau : seuls des êtres vivants possédant ces deux capacités peuvent la percevoir.

Dans tous les cas, l’affordance est perçue par quelqu’un, dans un certain contexte, ce qui entraîne des différences de perception et des inégalités entre les vivants. Les concepteurs — qu’ils soient designers d’expérience, de jeu ou autre — doivent être conscients qu’ils ne peuvent pas concevoir des affordances “en soi”, qui seraient en permanence visibles et accessibles à tous : leur métier consiste justement à faire des choix et à être conscients des répercutions que ces derniers auront.

 

Enfin, la littérature décoloniale propose d’utiliser le concept d’affordance de deux façons pour inclure davantage les minorités et sortir du modèle dominant. Ces deux façons pourraient aussi être des clés de lecture de mon sujet, c’est pourquoi je les laisse ici en guise d’ouverture réflexive :

  • créer des affordances venant volontairement renforcer ou déstabiliser les valeurs culturelles dominantes → c’est-à-dire dans mon cas, concevoir, au sein du jeu sérieux sur lequel je travaille, des affordances invitant à des rapports à la nature différents de ceux majoritaires.
  • transmettre/enseigner d’autres façons de concevoir et/ou de percevoir les techniques et leurs affordances → c’est-à-dire dans mon cas, m’auto-éduquer pour concevoir différemment les affordances ; et aussi concevoir des moments de réflexivité pour et par les joueurs sur les affordances au sein du jeu sérieux sur lequel je travaille, afin que ceux-ci entraperçoivent d’autres perceptions possibles des affordances dominantes.
 

Références de l’article

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Brougère, G., & Savignac, E. (2024). Dictionnaire des sciences du jeu. Erès. https://sorbonne-paris-nord.hal.science/hal-04568480/

Costanza-Chock, Sasha. Design Justice: Community-Led Practices to Build the Worlds We Need. The MIT Press, 2020. https://doi.org/10.7551/mitpress/12255.001.0001

Csikszentmihalyi, M., Csikszentmihalyi, M., Abuhamdeh, S., & Nakamura, J. (2014). Flow. Flow and the foundations of positive psychology: The collected works of Mihaly Csikszentmihalyi, 227–238.

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