Agir ensemble dans un monde incertain via des “forums hybrides” : retours commentés sur l’intervention de Nina Colin
Cet article s’inspire majoritairement de l’intervention de Nina Colin, doctorante en épistémologie dans le champ des STS (science, technologie et société) à l’Université de Strasbourg, le 2 mai 2023 aux Cabanes urbaines à La Rochelle intitulée : “L’agir ensemble au-delà de l’opposition entre “profanes” et “experts”.
Contexte
Prisme de lecture
La présentation de Nina Colin s’articulait autour du célèbre ouvrage Agir dans un monde incertain, de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe. Ici, elle a proposé un certain prisme de lecture en parcourant principalement la première partie du livre. Elle s’est ainsi attachée à expliquer les rapports entre les experts en science et les “profanes” dans notre monde moderne incertain. La deuxième partie, quasiment pas évoquée ici, est davantage politique et décrit de ce que les auteurs nomment une “démocratie dialogique”.
“Agir dans un monde incertain” aborde les rapports entre technosciences et politique en s’intéressant à la multiplication, depuis les années 70 des grandes controverses socio-techniques. Le livre appuie sur les nouvelles formes de discussion qui en sont nées qu’ils décrivent comme des « forums hybrides ». Il pose la question suivante : « Que se passe-t-il lorsque les profanes se mêlent du travail politique de production des connaissances ? ». Ainsi, les forums hybrides sont définis comme des lieux où se pratique une démocratie de médiation pour la recherche d’un « monde commun »” — Résumé du livre
Les auteurs sont des sociologues des sciences et des juristes. Leurs postures disciplinaires se traduisent dans la justification qu’ils donnent à la thèse présentée dans leur livre : ils ne décrivent que ce qu’ils observent… bien que certaines parties de l’ouvrage semblent laisser sous-entendre leur positionnement.
Incertitudes et questions écologiques
Monde incertain ?
“[…] Contrairement à ce que l’on aurait pu penser il y a encore quelques décennies, le développement des sciences et des techniques n’a pas apporté avec lui plus de certitudes. Au contraire, d’une manière qui peut paraître paradoxal, il a engendré toujours plus d’incertitudes et le sentiment que ce que l’on ignore est plus important que ce l’on sait. Les controverses publiques accroissent la visibilité de ces incertitudes.” (p. 38)
En ce sens, Callon, Lascoumes et Barthe s’inscrivent dans la continuité de la réflexion entamée par Ulrich Beck en 1986 dans La société du risque selon laquelle les sciences s’auto-politiseraient. Ainsi, en indiquant ce qui est un risque acceptable et ce qui ne l’est pas, les sciences feraient de la politique.
Risque, possibilité, incertitude ?
Avant de continuer plus loin dans l’ouvrage, il est nécessaire de bien s’entendre sur la différence entre ces trois notions.
Le risque correspond à un danger bien identifié et quantifiable. Il est susceptible de se produire (on le sait). Face à cette notion, il est possible de prendre une décision rationnelle. Pour ce faire, il faut :
- Être en mesure d’établir de manière exhaustive la liste des options
- Que le décideur soit en mesure de décrire les entités qui composent le monde supposé par cette option
- Réaliser l’inventaire des interactions significatives susceptibles de se produire entre ces différentes entités
“Il est convenu dans l’ouvrage de ne parler de risque que lorsque l’exploration des mondes possibles a été mené à terme, mettant en évidence la possibilité d’événements dommageables pour certains groupes. On connaît alors parfaitement les évènements et les conditions requises pour qu’ils se produisent (leur probabilité d’occurrence).
La notion d’état du monde possible permet de rendre compte des résultats d’une décision. Il est défini par la liste des entités humaines et non humaines qui le composent et ensuite par les interactions dans lesquelles ces entités sont engagées. « L’état du monde » est qualifié de possible car il existe des chaînes causales conduisant à leur production.”
— Nina Colin
Néanmoins, dans le “monde moderne”, il est rare de pouvoir répondre aux trois éléments de décision rationnelle. Le monde est devenu incertain : contrairement au risque, on ne connait pas forcément les états des mondes possibles lorsque l’on prend une décision. Par exemple, les effets secondaires de certains médicaments ou traitements médicaux surviennent parfois si tardivement par rapport à leur prise initiale (cela peut être à la génération suivante) qu’il est difficile de suivre et d’identifier la cause de ces effets : cela prend du temps et fait parfois de nombreuses victimes. Ces exemples peuvent créer une certaine forme de défiance.
“Et vous, avez-vous l’impression de vivre dans un monde incertain ?”
— Nina Colin
Forums hybrides
Face à ce monde incertain, les auteurs observent la formation de controverses au sein de l’espace public. Ces controverses peuvent évoluer vers ce que les auteurs nomment ici des “forums hybrides”. Cette notion se situe au cœur de l’ouvrage et a été décrite dans les années 2000 au Laboratoire MINES ParisTech.
Ces controverses sont portées par des “groupes concernés”, que les auteurs nomment de façon équivalente “profanes” ou “chercheurs de plein air”.
“Groupes qui, alertés par des phénomènes inexpliqués qui les touchent et les affectent, décident de rendre visibles des événements problématiques et s’engagent dans une accumulation primitive de connaissances. Force est de reconnaître qu’avec la multiplication des débats touchant à l’environnement, à la santé ou à la sécurité alimentaire, ces groupes concernés deviennent de plus en plus présents sur la scène publique, mais aussi de plus en plus bruyants et de plus en plus actifs.” (p. 137)
Plusieurs niveaux d’implication sont possibles pour ces groupes concernés :
- problématisation
- accumulation primitive de connaissances
- participation au collectif de recherche
Par ailleurs, les forums hybrides sont caractérisés par des profils variés ainsi que des enjeux et des questionnements très hétérogènes.
“Chaque forum hybride est un nouveau chantier. Y sont testées des formes d’organisation et des procédures destinées à faciliter les coopérations entre spécialistes et profanes, mais également à rendre visibles et audibles des groupes émergents dépourvus de porte-parole officiels.” (p. 66)
La controverse est donc un des moyens utilisé pour réduire les “zones d’ignorance”. Au sein de ces forums, les acteurs essaient d’explorer les mondes possibles à la suite d’une décision pour vaincre l’incertitude… voire d’explorer les liens qui peuvent se former entre les acteurs via une approche transdisciplinaire.
Toutefois, les auteurs rappellent que jouer avec des controverses peut avoir l’effet inverse à celui recherché. Il s’agit, au sein des forums hybrides, d’un réel travail de recherche qui invite les groupes concernés à apprendre ce qu’est la démarche scientifique et à quel point l’incertitude fait partie intégrante de cette démarche.
“Les incertitudes peuvent augmenter avec l’émergence de groupes de plus en plus nombreux et divers, et la découverte de vastes continents d’ignorance.” (p. 50)
En résumé, les forums hybrides se caractérisent par :
- L’incertitude des dangers
- La sensation forte d’une nécessité de “faire quelque chose”
- La naissance d’une controverse pour caractériser le danger et la procédure à suivre face à celui-ci
- La place de cette controverse dans l’espace public
Éloignement des sciences
Selon les auteurs, les lieux de recherche confinée sont peu accessibles : les scientifiques se calfeutrent dans leurs laboratoires. En ce sens, les auteurs parlent du “grand enfermement” des sciences. En opposition, les auteurs décrivent la recherche menée au sein des forum hybrides comme une recherche “de plein air”.
“Les lieux où sont produites les connaissances n’en finissent pas de s’éloigner, d’être placés hors de portée de quiconque n’appartient pas au sérail.” (p. 73)
“La course au confinement touche tous les compartiments de la recherche scientifique, n’épargnant aucune discipline. La physique des particules s’enferme et s’enterre dans des accélérateurs de plus en plus puissants ; la biologie n’est pas en reste, lorsque, attachée à décrypter les différents génomes, elle s’alourdit dans des séquenceurs de plus en plus performants ; même les sciences sociales, à l’instar de l’économie, partagent ce destin.” (p. 73)
Pour expliquer la situation actuelle, les auteurs reviennent globalement sur 3 grandes étapes historiques ou “régimes” par lesquelles seraient passées les sciences :
- XVIIe siècle ou “Régime de la curiosité” — Les scientifiques tentent de réaliser des expériences inouïes en présence d’un public distingué. Cette ère rompt complètement avec la précédente, aristotélicienne.
- Fin du XVIIe siècle ou “Régime de l’utilité” — La reproductibilité (y compris pour le public voulant recréer la même expérience) est reine (par exemple en astronomie). Cette ère marque également d’importants travaux sur les instruments de mesure, dans un objectif de comparabilité.
- Fin du XVIIIe siècle ou “Régime de l’exactitude” — Là, on recherche une grande similarité entre les théories et les mesures obtenues. Pour ce faire, on cherche à éviter autant que possible les interférences, en s’isolant de plus en plus, pour atteindre des mesures plus “pures”. Ainsi, “la coupure n’a jamais été si vive” et elle va être amplifiée par le contexte de Guerre Froide : de l’isolement, ces sciences vont passer alors à un confinement.
Ce troisième régime, celui du “grand enfermement” dans les laboratoires, peut être analyser comme un processus de traduction en trois étapes :
- Du monde, au laboratoire
- Par le collectif de recherche (= discussion entre les scientifiques)
- Du laboratoire vers le monde
En revenant sur cette trajectoire historique, les auteurs défendent que le “grand enfermement” n’est pas le seul mode d’existence possible des sciences et qu’il ne s’agit pas d’une fatalité.
“La recherche confinée n’est qu’une forme possible d’organisation de la recherche, une étape dans un processus historique qui jusqu’à ce jour en comporte trois.”
“Le but […] n’était pas de disqualifier la recherche confinée. Son efficacité est évidente, et nous n’avons pas manqué de le souligner. Il est tout au contraire de suggérer son enrichissement possible en montrant qu’elle rencontre des limites de plus en plus manifestes, et que ces limites peuvent être surmontées, à condition de donner tout sa mesure à la recherche de plein air” (p. 162)
Processus de spécialisation
À ce stade de l’exposé, au moment de répondre à la question de Nina Colin “Vous sentez-vous concerné.es au quotidien par certains sujet/thèmes de recherche ?” l’assistance semble un peu confuse. Certains participants soulignent un sentiment de ne pas être légitime à participer à la recherche, mettant en lumière l’asymétrie pouvant perdurer entre les acteurs.
“Sans problèmes à résoudre, il ne peut y avoir d’incitation à produire de nouvelles connaissances. C’est dans le travail de mise en évidence de problèmes, d’identification des obstacles, de mise en visibilité de phénomènes étranges et bizarres, que peut se situer une première contribution active des ‘profanes’, un premier point d’entrée dans le processus de production et de diffusion des connaissances scientifiques. Les experts, en effet, n’ont pas le monopole des problèmes.” (p. 128)
Toutefois, au sein des “groupes concernés”, ces “forums hybrides”, certains acteurs finissent par développer une expertise à force de s’intéresser à un sujet. Ceci est notamment le cas de parents d’enfants malades comme dans l’association française contre les myopathies (AFM).
“Comment être crédible ? D’abord en devenant compétent, en participant aux conférences, en décortiquant les protocoles de recherche pour acquérir la maîtrise du vocabulaire technique, (…). Petit à petit, certains malades deviennent des spécialistes aux compétences reconnues, de véritables interlocuteurs pour les chercheurs professionnels” (p. 140)
“Ce qui est en cause, c’est le chamboulement de la distinction entre objet de recherche (la maladie) et sujet de recherche (le malade qui veut guérir) : le sujet et l’objet se fondent dans le même personne” (p. 144)
Faire monde commun ?
Face à l’incertitude de demain apparaît de plus en plus la nécessité d’une coopération entre recherche confinée et recherche de plein air. Mais comment organiser cette coopération ? Une première réponse des auteurs consiste en un changement de point de vue (en particulier pour les scientifiques) en considérant l’ensemble des acteurs comme porteurs de connaissances, comme des “chercheurs”, même s’ils n’ont pas les mêmes savoirs (qu’ils aient ou non développés une expertise “scientifique” comme on vient de le voir).
“En insistant sur le fait que les profanes sont des chercheurs à part entière, nous rétablissons une symétrie qui est niée par les distinctions usuelles entre pensée savante et pensée commune, sans pour autant confondre l’une avec l’autre.” (p. 163)
L’audience de Nina Colin réagit à ce propos. Selon certains participants, rétablir cette symétrie fonctionne dans le cas de groupes sociaux souhaitant faire progresser la science et ne se positionnant pas contre celle-ci. Dans ce dernier cas, il faut se méfier de ce système car il peut par exemple permettre de mettre au-devant de la scène — et au même niveau que des experts d’un sujet — des gens qui sont plus à l’aise à l’oral mais qui portent un discours de propagande : par exemple, placer Zemour face à un expert de la seconde guerre mondiale à la télévision. Face à ce phénomène, rendre compte de l’importance de la méthode et de l’argumentation de l’orateur semble essentiel. De même, une nuance à apporter est que tout le monde peut participer à la recherche mais non pas parler au nom de la recherche.
En complément de cette remarque, Nina Colin revient sur le cas des incertitudes radicales, qui insite urgemment à agir immédiatement. Dans ce cas, les “groupes concernés” se lancent par eux-mêmes. Cela les distingue des groupes concernés uniquement par certains aspects thématiques d’un sujet et sont beaucoup moins investis proactivement.
“Il serait tragique […] de cantonner les profanes dans le registre de l’émotion et de la passion, ou de considérer ces derniers que comme des informateurs, des auxiliaires précieux de la science de laboratoire. Science et passion, savoirs et identités sont indissociables. Ils se nourrissent l’un de l’autre. C’est pourquoi science et politique ont partie liée. C’est pourquoi les procédures à imaginer pour organiser cet apprentissage collectif, tout entier tendu vers la constitution d’un monde commun, doivent permettre de gérer simultanément et le processus de fabrication des identités et le processus de fabrication et d’incorporation des savoirs. On comprend mieux pourquoi les chercheurs de plein air demandent à être entendus et exigent d’être associés.” (p. 173)
Éléments de conclusion
Résumé des grandes idées du livre
Pour résumer, les auteurs conceptualisent une nouvelle conception de la décision dans ces forums hybrides où on passe de “choix tranchants” à une “démocratie dialogique”, permettant la décision en incertitude grâce à des formes de réversibilité et d’ouverture, tels des “enchaînements de rendez-vous”.
Pour information : le concept de “démocratie dialogique” est davantage décrit dans seconde partie de l’ouvrage, peu traitée dans cette présentation de Nina Colin.
De plus, les auteurs observent que ces rapprochements entre les deux types de recherche (“scientifique” et “profane”) apparaissent de plus en plus dans les domaines concernant la personne humaine dans sa totalité (comme la santé ou l’écologie). Pour eux, ces controverse sont à favoriser et à encadrer davantage :
“Les controverses existantes doivent être accueillies et reconnues comme participant à la démocratisation de la démocratie, mais elles doivent être en outre encouragées, stimulées et organisées. Les débordements sont partout. Ils fabriquent la trame de nos existences individuelles et collectives” (p. 424)
Limites et perspectives de cet ouvrage
Pour d’autres auteurs, les forums hybrides correspondent davantage à une sorte d’utopie, ou en tous cas être ici décris de façon assez naïve et optimiste. Notamment, les « asymétries » entre acteurs (inégalités économiques, politiques ou culturelles) sont peu abordées. D’autres auteurs décrivent plutôt l’ouvrage comme une “interprétation des enjeux d’une époque et de la définition du politique”. Dans un même côté utopiste ou du moins très optimiste, d’autre auteur critiquent la foi exprimée dans les vertus de la procédure, qui les surestiment peut-être.
Par ailleurs, on peut exprimer le risque d’un racisme environnemental parce qu’on sait quels groupes sociaux vont davantage avoir tendance à s’auto-former et donc quels groupes concernés vont être davantage reconnus par les scientifiques. En réaction à cette critique, les auteurs se défendent en expliquant qu’il ne s’agit que d’un cadre descriptif (et non de préconisations de leur part).
Enfin, l’ouvrage contient peu d’exemples de forums hybrides liés aux sciences humaines et sociales. Pour les auteurs, les forums hybrides sont plus récents depuis la publication dans le domaine des recherches participatives, notamment sur les thèmes des inégalités, de la pauvreté ou du genre.
Un petit point sur les recherches de Nina Colin
Par l’étude d’un projet de recherche participative en territoire, le projet RECA (pour “réduction des émissions carbones par l’autoconsommation collective”) à La Rochelle, l’enjeu des travaux de thèse de Nina Colin est de préciser et structurer le déploiement de la participation comme “mode de recherche”. Cela passe ici par apporter un éclairage concernant les principes méthodologiques auxquels répondent les recherches ainsi menées : entre pluralité des pratiques et potentiel de réappropriation par d’autres groupes concernés.
D’où la lecture pertinente de cet ouvrage, et sa généreuse vulgarisation aux Cabanes urbaines que je retranscris ici.
Référence de l’article
Barthe, Y., Callon, M., & Lascoumes, P. (2014). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique.
Pour rappel, cet article s’inspire majoritairement de l’intervention de Nina Colin, doctorante en épistémologie dans le champ des STS (science, technologie et société) à l’Université de Strasbourg, le 2 mai 2023 aux Cabanes urbaines à La Rochelle intitulée : “Agora et transition(s), L’agir ensemble au-delà de l’opposition entre “profanes” et “experts”.